acceptation

Je n’ai pas envie que tout soit toujours un défi à relever, un challenge à accepter.
Je n’ai pas envie d’avoir des buts et des objectifs, pas même des petits, pas même des découpés en morceaux, pas même des accessibles.
Je n’ai pas envie d’exister sans cesse sous le filtre des attentes et de devoir évaluer ma réussite, pardonner mes échecs, analyser les obstacles, corriger ma stratégie pour la prochaine fois.

Même me féliciter d’avoir réussi à prendre ma douche, me faire à manger, m’habiller –
Même me mettre comme objectif de me reposer, de dire non, de faire des choses imparfaites, de faire des choses inutiles –
Même repenser comme accomplissement positif la paresse et le renoncement, l’indisponibilité, la vulnérabilité –

Je n’ai plus envie de ça.
Je n’ai plus envie de redéfinir, de justifier, de raconter même.

Tout ce qu’on m’a proposé comme stratégies, c’est ça.
Face à mon burnout, mon épuisement, ma frustration, mon désespoir, mon sentiment d’échec, le mieux qu’on pouvait me proposer comme aide, c’était de changer de regard sur, d’interpréter différemment mon vécu, de voir ce que les épreuves m’apportent et en quoi le repos est utile, de mettre des choses en place pour que telle tâche soit plus facile ou telle sortie moins stressante ou telle responsabilité moins angoissante, de me souhaiter d’aller mieux demain, de m’encourager à chercher à ressentir aussi du positif.
C’est toujours, quelque part, agir
C’est toujours évaluer
C’est toujours attendre autre chose de moi et de ma réalité que ce qui existe déjà.

Et sûrement que oui, aussi, il faut ça. Rééduquer mon cerveau, mes réflexes, ma méchante voix intérieure inspirée de mon père et des profs et des amoureuxses validistes et du capitalisme. Remplacer petit à petit, sieste après sieste, rature après rature, oubli après oubli, la valeur négative attribuée au besoin de repos par une valeur positive, comme je l’ai fait progressivement face à ma faim inextinguible et ma peur des aliments, quand je cherchais à guérir des TCA. Ne pas prendre mes angoisses pour une fatalité mais trouver un moyen de les gérer, de négocier, de les ignorer parfois, pour pouvoir à nouveau faire davantage de choses de ma vie, et pouvoir m’épanouir davantage. Me rappeler que j’ai le droit à des aménagements, que j’ai le droit à de l’aide, que je peux agir pour changer certaines choses dans ma vie, que l’inconfort et l’insatisfaction n’ont pas à être un état permanent.

Il faut ça, oui, mais, pas maintenant. Plus maintenant. Ou pas encore maintenant, et j’ai suivi les étapes à l’envers. J’ai traîné et renforcé mon burnout en continuant à appliquer sur les moindres de mes actions-décisions-émotions un système d’évaluation, de défi et récompenses, de jugement et attribution de valeur, de classement et étiquetage. Un système inverse à celui du capitalisme et de la voix du trauma dans ma tête – mais un système tout de même. Quelque part, me féliciter d’avoir réussi à prendre du temps hors PC pour lire ou bricoler ; me féliciter d’avoir réussi à sortir de chez moi pour me balader malgré ma difficulté à m’habiller, mon anxiété sociale, ma dysphorie de genre ; me féliciter d’être allée à une soirée à laquelle j’avais envie d’aller mais qui m’angoissait parce que j’ai peur d’attraper un virus ; ça me ramène toujours à ce tableau qu’avait accroché mon père sur le frigo, quand j’avais treize ans et que ma vie était un gouffre. Un tableau pour évaluer mon comportement. Il y dessinait des émoticônes contents – verts – et pas contents – rouges – selon si j’avais été gentille ou pas, gentille = sourire (j’étais en dépression), qu’il n’y ait pas de nourriture qui “disparaisse” (j’étais boulimique), et lui donner un bisou sur la joue le matin (no comment). Le nombre de smileys verts et contents décidait de si j’allais avoir de l’argent de poche ou pas ce mois-là – argent de poche qui n’avait jamais été auparavant et n’était pas pour mes frères et sœurs conditionné à notre comportement, argent de poche dont le montant était assez symbolique, et argent de poche qui me servait principalement à subvenir à des besoins de base (protections menstruelles, shampooing, déodorant). Ce n’est qu’un petit exemple – de loin pas le plus violent – de tout ce qui n’allait pas dans mon éducation et dans la manière dont les adultes autour de moi ont choisi d’interpréter mes expressions de détresse ou d’incapacité, mais c’est ça qui me revient, tout le temps, face à tout système d’évaluation : ce tableau et les émoticônes tellement hors-sujet, tellement inadaptés, que ça en serait vraiment comique si je n’avais pas vécu une solitude et une impuissance aussi traumatisantes. 
Alors même si c’est pour me motiver à prendre soin de moi, même quand je me dis que ça va m’aider d’avoir à rendre des comptes à ma psy, en remplissant un petit tableau pour me refaire prendre l’habitude de stimmer ou danser ou chanter tous les jours – il s’agit encore de chercher approbation et validation, de mettre ma valeur sous conditions. Il s’agit encore de faire, d’agir, et d’essayer de changer mon état. On ne se félicite pas d’aller mal, d’avoir le sentiment d’être un gros caca, ou de rester bloqué pendant trois heures sur son canapé à ne pas réussir à se décider à faire quelque chose. On ne se félicite pas d’avoir traversé un meltdown en se tapant la tête et s’automutilant, ni de renoncer à une sortie à cause de l’angoisse.

Et pourtant, c’est ce dont j’ai besoin maintenant. Pas de me féliciter de tout ce qui est caca, mais de juste être ce que je suis maintenant, sans chercher à être autre chose parce qu’il faudrait que je sois fière de moi pour quelque chose. D’accepter que parfois les crises seront salement violentes, mais que ça ne me motivera pas à travailler après à reprendre des habitudes qui me permettraient de vivre les prochaines crises plus sereinement. D’accepter que je déteste mon corps et ne m’y sens pas chez moi, mais que je n’aurai pas toujours l’énergie ou l’envie de travailler sur ma proprioception pour m’aider à m’y sentir mieux, ni de me battre contre cette dysphorie en me forçant à quand même sortir et m’exposer aux regards. D’accepter que ma vie actuellement me paraît nulle et insatisfaisante, que les dernières années ont été dures, que je suis encore en deuil de beaucoup de choses, que je suis triste le soir, et que je ne veux quand même pas forcément lutter pour du mieux maintenant. Que c’est ok – que j’ai le droit d’exister comme ça.

*

Il y a eu des phases dans la guérison de mes TCA où je ne luttais plus, où je n’essayais pas de. J’avais autre chose à faire, j’étais occupé, et je n’avais pas l’énergie de me battre. Alors j’acceptais juste que ma réalité, c’était ça : éviter certains aliments qui m’angoissent, faire des crises de boulimie régulièrement, faire du sport pas pour les bonnes raisons, lier ma valeur à mon poids. Ma réalité c’était ça et elle n’était pas idéale mais j’avais besoin de vivre avec ça aussi, de vivre au-delà de ça, de vivre tout court.

Je crois que c’est similaire, maintenant. J’ai besoin d’aller mal, de me replier, de renoncer, d’être ronchon, d’être triste – pas que je ne l’aie pas assez été ces trois dernières années, mais plutôt que je l’ai été sans accepter de l’être. J’aimerais arrêter de penser à mes capacités ou incapacités, arrêter de vouloir toujours transformer ce qui ne va pas, agir sur ce qui me frustre, analyser tout ce qui me traverse parce que je ne sais pas supporter d’avoir des émotions sans chercher à les comprendre et les justifier. 

Je voudrais ne pas jauger-juger tout le temps, je voudrais ne pas vouloir agir tout le temps. J’ai juste besoin d’être. Et pas : être et me féliciter d’être, être et me dire que c’est déjà un accomplissement – même si, oui, en même temps que me venait cette prise de conscience, en sanglots et en chaussettes par terre sur une marche de salle de cinéma après avoir étouffé une crise provoquée par le trop plein de foule dans la salle, j’étais touchée et émue de voir à l’écran les parents du personnage principal lui dire qu’ils étaient fiers de lui, pas qu’il ait fait des accomplissements extraordinaires – s’est-il défendu, ne comprenant pas en quoi on pouvait être fier de lui -, mais juste qu’il soit là, qu’il ait tenu. C’est que ces mots à l’écran, de parents morts depuis longtemps et imaginés, hallucinés ou vécus comme fantômes par le personnage principal qui a dû grandir privé de cet amour inconditionnel dont on a besoin pour se construire, exprimaient en fait cette acceptation, ce : tu n’as pas besoin d’être autre chose que ce que tu es maintenant, je t’aime comme ça, et je ne t’aime pas juste par principe ou instinct, je t’aime réellement parce que tu es toi.
Parce que de toutes façons mon cerveau traumatisé n’est pas capable de croire réellement qu’il y a du positif et de la valeur en moi ; parce que m’entendre dire que je suis aimée comme je suis déclenche une angoisse d’imposteurice et me fait me demander ce que je dois faire en plus pour réellement mériter cette affection ; parce que quand ma psy me dit qu’elle est fière de mon progrès et mes efforts je me retrouve juste à avoir peur de la décevoir la prochaine fois ; je crois que là, maintenant, j’aimerais juste être et ne pas avoir d’avis dessus. Être et ressentir et ne rien en faire du tout. Ne pas avoir de buts et d’objectifs prédéfinis et déterminer le chemin en fonction, plutôt emprunter le chemin et voir où ça me mène.

Concrètement, ce n’est pas si facile à appliquer. Écrire sous l’émotion du moment un plaidoyer pour l’acceptation radicale de soi, le lâcher-prise et le non-jugement, c’est bien beau, mais qu’est-ce qu’on en fait, après, tous les jours, quand les vieux réflexes reviennent. C’est aussi pour ça que je publie ces notes confuses et répétitives plus de deux semaines plus tard : parce que la vie ce n’est pas un scénario de film, où une prise de conscience suffit et tout est transformé. Et comme j’ai une capacité de maintien de l’attention et de la motivation tout aussi faible quand il s’agit d’être acteurice de ma propre vie que d’être spectateurice d’un film, j’ai besoin de rappels, et je vais utiliser cet article et les deux-trois suivants pour ça. 
C’était sympa l’acceptation pour les premiers jours. Le silence, soudain. Le confort. Un confort triste mais un confort quand même, le confort de rester chez moi en jogging, faire des sorties en solo sans ne rien dire à personne, lire sans penser devoir raconter à quelqu’un ce que j’ai lu, être mal dans ma peau et mal tout court mais ne pas avoir à m’en sentir coupable ou sous pression de me sentir mieux le lendemain.
Et puis rapidement reviennent quand même les questions de comment ça va et est-ce que ça va mieux et est-ce que tu t’es reposée, qui sont à nouveau des mesures de mon état et des mesures de mon temps qui me sont imposées. Reviennent aussi les obligations, appels à passer, mails à écrire, trucs à organiser, les amitiés et relations à maintenir quand même, bientôt le travail à reprendre. Je n’ai pas le choix, je ne vis pas dans une bulle à l’écart du monde, je ne peux pas bénéficier d’un arrêt maladie indemnisé, je ne peux pas aller me réfugier ailleurs à la campagne le temps de me reposer. Et avoir des rappels externes de l’existence du temps, des mesures, des évaluations, des attentes, me fait retomber dans mes vieux réflexes, vouloir à tout prix agir et changer et prévoir et contrôler et produire et progresser tout le temps. [ce qui n’est pas forcément mauvais, pas même pour moi, ce n’est juste pas ce dont j’ai besoin à ce moment précis de ma vie et de mon parcours]

Je ne peux pas dire à quoi ressemble l’acceptation et la bienveillance envers soi-même pour d’autres – pour moi, ce sont beaucoup de moments de ralentissement et de détournement d’attention sur autre chose que moi-même ; c’est passer plus de temps sans faire mesurer le temps, sans regarder l’heure [je ne risque pas grand-chose, ce ne sera jamais plus de 2h d’un coup, mon habitude acquise – surcompensation du TDAH, sûrement – étant de checker l’heure littéralement toutes les 3min] ; c’est apprendre à tolérer les moments d’ennui et de flottement ; c’est répondre à mes listes mentales de « choses à faire que je n’ai pas l’énergie de faire » que puisque je ne vais pas le faire maintenant, je peux aussi ne pas y penser constamment, et prendre le risque d’oublier et être en retard de quelques jours ; c’est moins donner de nouvelles à l’extérieur, et donner davantage d’espace à mes discours intérieurs ; c’est avoir des pensées sans la pression de devoir en faire quelque chose ; c’est faire des activités sans y réfléchir, sans me demander avant si je vais terminer la tâche commencée, si ça va être utile, ce que ça m’apportera, si ma psy approuverait, si ça va donner de la matière à raconter à mes ami‧es pour justifier ce que je fais de mon temps ; c’est autoriser les états de dissociation qui me soulagent du malaise que je ressens à habiter mon corps ; c’est me dire tant pis, me dire c’est ok

*

Parfois on est trop fatigué pour lutter et on a envie de vivre autre chose qu’une lutte constante – et c’est ok de laisser tomber et de vivre pour un moment avec ses (in)capacités du moment et la merditude de la vie. 
La terre a besoin, aussi, d’être laissée en jachère. Je sais maintenant que quand j’aurai à nouveau les ressources pour autre chose, mon corps me le fera savoir, sans avoir eu besoin d’y être contraint.

3 réflexions sur “acceptation

  1. Hé beh ce n’est pas fait exprès du tout mais mon commentaire précédent résonne beaucoup avec cet article-là, je trouve…

    Et ça me fait penser aussi à la routine de lister 3 petits bonheurs par jour. Que j’avais tenue un temps mais rapidement arrêtée, ça me déprimait plus qu’autre chose. Et c’était bien ça qui me déprimait : chercher à tout prix du bien là où peut-être la journée avait été juste merdique. Finalement c’est comme si toutes journées se retrouvaient au m^me plan, avec du positif toujours au même niveau. Alors que non, il y a des journées (des semaines, des mois,..) juste merdiques.
    Et lorsque j’ai dit ça à un groupe (lors d’un atelier où on parlait d’émotions et de nos outils pour vivre avec), lorsque j’ai dit que moi cette routine de 3 petits bonheurs (ou plaisirs) par jour me déprimait parce que trop standardisé et forcé, on m’a regardée comme une alien qui n’a rien compris…

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    • Oui il faut vraiment nuancer ces conseils qui peuvent effectivement apporter beaucoup de positif à beaucoup de monde, le journal de gratitude, les trois trucs positifs par jour, ou se récompenser/féliciter pour tout plein de petites choses. Pour moi ça n’a jamais fonctionné, aussi je pense à cause de certains de mes traumas. Noter et mettre en valeur ce qui m’a fait du bien, était positif, ou ce dont je suis fière, est une technique qui m’aide à renforcer ma confiance en moi et faire baisser mon anxiété, si et quand c’est quelque chose qui me vient naturellement – du coup j’essaye plutôt de faire attention à m’attarder sur ces ressentis et élans quand ils apparaissent.

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    • Et ça me fait penser aussi à la routine de lister 3 petits bonheurs par jour. Que j’avais tenue un temps mais rapidement arrêtée, ça me déprimait plus qu’autre chose. Et c’était bien ça qui me déprimait : chercher à tout prix du bien là où peut-être la journée avait été juste merdique. Finalement c’est comme si toutes journées se retrouvaient au m^me plan, avec du positif toujours au même niveau. Alors que non, il y a des journées (des semaines, des mois,..) juste merdiques.

      Je suis TELLEMENT d’accord !

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