Masking ou Camouflage chez les autistes

[reprise et augmentation d’un article définitoire que j’avais rédigé pour le webzine Shake your mind. Je me suis longtemps dit que je parlais suffisamment de masking sur ce blog, mais il manquait un article véritablement consacré à la question] [merci à la formidable Sonia Meszaros de m’avoir inspiré !]

Le masking ou camouflage chez les personnes autistes, c’est quoi ?

On désigne par là toutes les stratégies d’évitement, dissimulation, contrôle et imitation ou invention qu’utilise une personne autiste afin de paraître moins autiste. C’est essayer de ne pas avoir l’air soi dans l’espoir d’être accepté·e ou tout juste toléré·e.

Parce qu’on nous a tellement fait remarquer ce qui n’allait pas chez nous, ou parce qu’on a trop souffert de l’exclusion ; parce qu’on voulait faire plaisir aux profs, aux parents, ou entrer dans tel groupe d’ami·es ; parce qu’on s’est persuadé·e soi-même qu’on était mauvais·e et qu’il était normal de se changer :
nous sommes beaucoup à être devenu∙e∙s, au fil des ans, des comédien∙ne∙s aguerri∙e∙s. À cela près que vous ne verrez jamais notre nom sur l’affiche d’un théâtre ou de la prochaine grosse production cinématographique. Personne ne nous reconnaît, personne ne nous paye pour ce travail ultra-perfectionné. Jouer, ça peut être drôle, même si c’est fatigant : c’est un processus plus conscient, qui peut être ludique quand on aime endosser des rôles de personnages divers, et qui est borné entre un début et une fin de la scène. Masquer, ça l’est moins. On le fait par réflexe de survie, parfois inconsciemment. On le fait parce qu’on est persuadé que notre vrai être n’est, non seulement pas valable ou agréable, mais même insultant voire dangereux pour les autres. Et finalement, nous ne faisons qu’atteindre le stade de neurotypique imparfait∙e : ce que nous performons semble aller de soi, être le minimum pour être toléré∙e ; et on continue à nous rappeler à l’ordre dès lors que l’on agit de manière un peu trop autistique.

Mais non, masquer, ce n’est pas mentir, ce n’est pas manquer d’authenticité (pensée à laquelle il est généralement difficile de faire face quand on est autiste). Quand on masque, on ne le fait pas forcément consciemment. Tout le monde nous a éduqué∙e·s, depuis la petite enfance, à nous conformer le plus possible à une norme – une norme de valides-neurotypiques, à laquelle pourtant les valides-NT ont le privilège de ne pas avoir à se tenir tout le temps. Les rappels à l’ordre directs (remarques et réprimandes des parents, autres adultes proches, des profs, des autres enfants…) ou indirects (la culture ambiante, ce que l’on observe, le modèle véhiculé par la littérature, les films et séries, la télé, la pub…) sont incessants. Difficile de mesurer la marge autorisée d’être soi-même si l’on est autiste non diagnostiqué∙e, ne connaissant pas d’autre personne autiste et sans avoir dans son entourage quelqu’un qui encourage la différence et la singularité.

Le camouflage n’est pas propre aux personnes autistes, c’est un concept qui peut être employé par d’autres personnes neuroatypiques et psychoatypiques. Il peut aussi être rapproché des efforts faits pour avoir un « bon passing« , concept utilisé d’abord pour parler des personnes non-blanches ( = s’intégrer dans un milieu blanc en gommant ses caractéristiques racialisées ou ses origines culturelles), repris ensuite par la communauté trans ( = passer pour quelqu’un de cisgenre, que le genre assigné à la naissance ne soit pas détectable / devoir correspondre à des normes de genre binaires pour être reconnu dans son identité de genre). Des études établissent d’ailleurs que les personnes racisées ayant déjà tendance à policer leur comportement, leurs gestes, etc. pour mieux « passer » auprès des personnes blanches, les autistes racisé·es tendent à masquer encore plus et être bien davantage touché·es par le burnout et une mauvaise santé mentale en général.


Est-ce qu’on ne masque pas tou
·te·s un petit peu ?

Oui et non. C’est surtout une question de degré, mais aussi de nature.
Chacun∙e est en effet porté∙e, à des degrés divers, à jouer un certain rôle en société, à contrôler un peu ses paroles et ses comportements en public, ce n’est pas pour autant du masking ou camouflage. Déjà, une bonne partie des allistes font ce petit jeu par plaisir ou calcul, c’est leur manière normale de fonctionner : ces jeux-là n’ont aucun sens pour moi. Ensuite, tout le monde ne le fait pas au même degré, ni en permanence, ni aux dépends de leurs besoins vitaux. C’est que pour un certain nombre de choses, la norme de comportement attendue correspond à ce que bon nombre de non-autistes font/sont naturellement : telle manière d’interagir, de se mouvoir, telles expressions de visages, mais aussi telle perception et compréhension du monde… Et nous autres autistes qui masquons, nous le faisons sans que quelqu’un ait écrit le script de la pièce de théâtre bien au propre avec instructions et costumes préparés pour nous : on doit se débrouiller pour piocher dans toutes les injonctions contradictoires qui nous arrivent, et essayer d’en tisser une trame logique. Masquer ce n’est pas juste « jouer un peu la comédie en société » pour paraître sous son meilleur jour, masquer c’est pré-penser, répéter et post-penser la moindre phrase pendant des heures, devoir contrôler en permanence les mouvements du corps, les expressions du visage, faire semblant de ne pas souffrir des sons et des odeurs, se demander en permanence si l’on n’a pas fait quelque chose d’anormal ou d’impoli ; et tellement d’autres grandes et petites choses que je ne vais pas toutes détailler ici.


Concrètement, comment masque-t-on ?

Le camouflage ou masking est une somme de plusieurs stratégies plus ou moins élaborées, ancrées profondément, complexes à mettre en place. Le degré de camouflage peut changer chez une même personne au cours de sa vie et selon les moments et l’entourage. La mise en place de stratégies est plus ou moins consciente (ou on peut être conscient·e par exemple qu’on est en train d’apprendre des dialogues et de répéter des scènes de cinéma, mais en pensant que tout le monde fait ça pour exister en société).

J’ai classé les stratégies en plus ou moins quatre catégories que l’on retrouve dans plusieurs études récentes sur le camouflage et la compensation chez les adultes autistes. Ces stratégies sont aussi résumées et présentées sous forme de fiches par le Dr Igor Thiriez qui tient un formidable blog de vulgarisation.

  • stratégies de dissimulation : essayer de supprimer ses stims/contrôler sa gestuelle et posture ; copier un style de vertement classique ; éviter les situations sociales en général (certain‧es autistes sont ainsi très « famille » ou ne fréquentent qu’un nombre très restreint d’ami‧es d’enfance), ou les conversations où l’on remarquerait ses différences (par ex. moi je fuyais une conversation dès qu’elle arrivait sur un de mes sujets d’intérêts, parce que je ne pouvais m’empêcher sinon de monologuer pendant 30min et devenir extrêmement susceptible sur le sujet), se coller à quelqu’un et se cacher derrière (un·e ami·e, lae conjoint·e), rester très rigide sur les règles de politesse/courtoisie, appliquer le sourire d’usage ; faire semblant d’être timide même quand on ne l’est pas, pour justifier notre retrait social et silence ; etc.

  • stratégies de camouflage superficiel : apprendre des phrases par cœur pour faire la conversation et planifier à l’avance des conversations pour pouvoir se raccrocher à quelques phrases, répéter ce que disent les autres (écholalie directe ou différée) ; diriger la conversation vers des sujets qu’on maîtrise ; apprendre à poser des questions pour faire parler l’autre sans avoir à trop interagir ; éviter les situations de groupe et ne discuter qu’en tête à tête ; imiter des expressions de visage et intonations des proches ou des acteurices de cinéma, se forcer à regarder dans les yeux ou faire semblant de regarder dans les yeux (par exemple en fixant entre les yeux, le nez ou les sourcils) ; transformer son besoin de stimulation sensorielle en gestes plus acceptables socialement, discrets (balancer la jambe quand on est assis, frotter ses doigts, toucher ses cheveux, se ronger les ongles ou la peau autour des doigts, …), ou… en addictions (fumer ou manger pour le besoin de stimulation orale, par exemple) ; mentir sur notre vie sociale et nos activités pour donner l’impression que l’on participe davantage à la vie sociale que ce que l’on fait ; feindre l’enthousiasme (pour une personne autiste, se forcer à ne pas être authentique et transparent est TRÈS coûteux en énergie et… en estime de soi) ; copier les goûts, la personnalité et la manière d’être de quelqu’un (parfois un personnage fictif) pour se créer un personnage cohérent en société qui ne soit pas soi-même…

  • Stratégies de camouflages profond et complexe : travailler sa compréhension des signes non-verbaux (intonations, expressions de visage, gestuelle) et des implicites ; apprendre à comprendre plus en profondeur les codes sociaux en étudiant les sciences humaines (pourquoi ai-je eu des intérêts spécifiques sur l’étude des dynamiques de groupe, puis l’étude d’expressions imagées, puis l’analyse conversationnelle du « small talk », selon vous ?), lire des manuels de psychologie grand public, sur les types de personnalité, sur la communication, sur la politesse ; développer sa capacité d’empathie et de compréhension de l’autre à force de récolter des expériences (faire parler les autres, ou écouter/lire des témoignages, classer dans sa tête tous les récits de soi : faire de l’anthropologie sauvage, en somme) ; se passionner pour des sujets liés à notre quotidien du moment, mais qui nous permettent aussi des conversations avec les neurotypiques de notre entourage : par exemple beaucoup de parent·es autistes pourront développer un intérêt spécifique sur le développement de l’enfant et diverses théories éducatives. Cela va jusqu’à avoir un réel faux self voire plusieurs selon les situations et véritablement « jouer » en permanence : on peut aussi jouer un rôle qui masque les bizarreries ou les justifie (adopter une identité « gothique » à l’adolescence par exemple, ou jouer à l’artiste un peu fol et excentrique), mais qui peut nous coincer dans quelque chose que l’on n’est pas.

La compensation profonde a des avantages : elle permet de véritablement comprendre le monde, rend les situations souvent moins angoissantes et nous rend capables de décrypter ce qui se passe – quand on a à disposition, cela dit, du temps et de l’énergie. Certaines choses finissent par semi-s’automatiser, devenir plus faciles, cela entraîne notre flexibilité cognitive et notre capacité à nous mettre à la place de personnes différentes de nous (cette fameuse théorie de l’esprit dont les personnes neurotypiques manquent tout autant que nous quand eux se retrouvent face à des personnes autistes). Cela dit, dans les moments de rush, sous pression fatigue et dans l’imprévu, on risque de réagir toujours de manière autistique et notre comportement sera d’autant moins compris que l’on est normalement capable de naviguer les situations sociales simples ET complexes avec aisance. Ou si l’on fait tout de même une erreur de calcul ou d’appréciation. La compensation profonde est aussi quelque chose qui requiert du temps (des années) et qui ne peut réellement se faire qu’à force d’expériences sociales réelles, plus ou moins douloureuses et énergivores.

Personnellement, je ne peux pas regretter tout l’apprentissage que j’ai fait au fil des années. Déjà, c’est passionnant, et j’aime apprendre à mieux comprendre le fonctionnement des individus, des groupes et des sociétés. Ensuite, ça m’a aidé et m’aide encore tous les jours pas juste à mieux « passer », mais à être moins en détresse ou en colère. Mais je regrette que personne ne voie, ne sache, ne me croie, de tout ce que ça m’a coûté en temps, apprentissage, énergie, d’acquérir ces capacités. Acquérir ces savoirs(-faire) ne se fait pas sans traumas, et ces savoirs peuvent ne plus être mobilisables quand on est en burnout ou en crise passagère. Et il peut toujours se présenter une situation nouvelle dans laquelle je ne sais comment réagir, ou une personne me parle d’une expérience avec laquelle je ne peux pas même m’identifier de loin (on cherche à rapprocher nos expériences de celles des autres pour les comprendre et compatir, d’où notre tendance à répondre en « moi je ») et alors j’aurai une réaction jugée comme manquant d’empathie.

Un autre coût évident de ces stratégies de compensation profonde est la difficulté d’accès à un diagnostic, puisque les questionnaires ne sont pas adaptés à des adultes qui ont appris à masquer, ou la difficulté d’accès à de l’aide en général (c’est du vécu personnel : parce que je sais exprimer mes besoins « à froid » et expliquer – a posteriori et après des heures de réflexion – les situations, tout le monde sauf ma psy et mon ex surestime mes capacités et mon autonomie. On m’a même refusé de l’aide alors que j’étais suicidaire. Ah oui, aussi parce que je souris tout le temps surtout quand je suis stressé).

  • Stratégie d’acceptation et accommodation à ses particularités : une manière saine de s’arranger avec son autisme et le monde, mais peut avoir comme inconvénient de ne pas s’identifier/être identifié·e comme autiste aussi pendant longtemps, et se trouver subitement démuni·e si le cadre de vie change. Ce sera par exemple : Organiser sa vie autour de sa manière d’être : avoir un métier compatible avec son soi autistique (informatique, monde académique, vie d’artiste, artisanat, auto-entrepreunariat), et/ou métier en lien avec nos intérêts spécifiques (coûte ainsi moins d’énergie voire nous ressource, et on y excelle) ; évoluer dans un entourage acceptant voire autistique/atypique lui-même ; vivre à l’étranger (nos bizarreries paraissent ainsi être dues à notre nationalité d’origine ; ou vivre dans un pays plus compatible sur certains points avec le fonctionnement autistique, comme les pays du Nord qui ont des règles sociales plus claires, un type de sociabilité et communication plus direct et transparent, davantage de ponctualité et fiabilité) ; avoir une vie très routinière et régulée, ce qui permet de ne pas avoir à faire face aux imprévus ; avoir un·e conjoint·e qui prend en charge les taches qui nous sont difficiles (ça peut être l’administratif, les coups de fil, l’organisation, les courses / la cuisine / les tâches ménagères, la vie sociale… différent d’une personne à une autre) ; assumer ce qu’on est et s’autoriser par exemple ses routines et sa rigidité quand on est chez soi, seul·e ou avec conjoint·e, ce qui permet de dégager de l’énergie et de la flexibilité hors foyer ; développer et miser sur nos points forts : humour, connaissances, altruisme, honnêteté ; et finalement, parler de son autisme (ou de son fonctionnement différent, tout simplement, si on ne sait pas que ça se nomme autisme) à son entourage pour motiver leur tolérance et compréhension.


Si ça vous permet de vous intégrer en société, n’est-ce pas une bonne chose ?

C’est sûr que sans ça, on n’irait pas très loin dans une société inégalitaire et excluante. C’est une stratégie de survie en société, donc forcément, ça peut être utile… pour survivre. Ces efforts pour cacher nos efforts (justement) et faire des choses pas naturelles en permanence, ça a des conséquences énormes sur notre santé physique et mentale. En premier lieu, c’est ÉPUISANT. À un point que celleux qui ne le pratiquent pas ne peuvent pas imaginer. Cela veut dire être vigilant∙e en permanence à ne pas agir naturellement, s’y préparer en amont, se repasser le film et se corriger après. Ça bouffe un espace mental incroyable, nous empêchant de nous concentrer sur autre chose, et rendant la moindre apparition en public éreintante. Ensuite, au-delà de la fatigue constante, cela a un impact extrêmement néfaste sur notre santé mentale : cela nous apprend que ce que nous sommes, de base, n’est pas correct. Nos besoins ne sont pas valables. Notre apparence n’est pas montrable. Ainsi masquer, compenser, se dissimuler, a de graves répercussions psychologiques : meltdowns à répétition pour les personnes autistes, risque particulièrement élevé de burnout et de dépression ; manque de confiance en soi, stress pouvant aller jusqu’à de véritables troubles anxieux ; troubles de l’identité (ne plus savoir qui on est) ; sentiment de solitude et d’impuissance. Ce rapport brouillé à nous-mêmes nous rend aussi plus vulnérables aux relations abusives et violentes.

L’injonction à masquer ou compenser notre handicap en général (au-delà de l’autisme) nous amène aussi à réprimer nos réflexes d’auto-préservation voire de survie et nous pousse à abandonner des stratégies de soin et de régulation naturellement bonnes : empêcher un enfant de stimmer ; nous dire d’ignorer la douleur ; nous empêcher de nous isoler quand on est en crise ; refuser le recours à des aides à la mobilité ou encore limiter le recours à la langue des signes pour les malentendant∙e·s et sourd∙e·s.

Et l’on finit tout de même par être puni∙e pour avoir si bien suivi les consignes et durement appris à masquer ou compenser, en n’étant alors plus reconnu∙e comme handicapé∙e : ce sera le cas des personnes autistes et/ou souffrant de douleurs chroniques qui ne seront pas diagnostiquées, parce que « cela ne se voit pas ». Ce seront des cas tragiques de retard de prise en charge en cas de gros problème, parce qu’on n’a pas l’air assez crédible.


Je me suis concentré dans cet article principalement sur le principe du « masking » chez les autistes, mais mon propos peut être étendu, plus largement, à toute personne handie ou vivant avec une condition stigmatisée (trouble psy, par ex.). On attend de ces personnes qu’elles
dissimulent et qu’elles « compensent » ce qu’on leur désigne comme une incapacité relevant de leur responsabilité. C’est la même injonction qui pèse sur les personnes, par exemple, utilisant des aides à la mobilité (canne, fauteuil…) quand elles peuvent, en certaines circonstances et sur une durée limitée, se déplacer à l’aide de leurs seules jambes. Généralement, les valides, personnel soignant compris, entretiennent l’idée que le recours aux aides est négatif et qu’il faut le limiter le plus possible. Or, à quoi sert de « compenser » : avoir l’air normal∙e ? Avoir l’air læ plus valide possible ? (pourquoi?) Ne vaut-il pas mieux garder l’énergie pour les fois où l’environnement ne sera pas accessible autrement qu’en soulevant ses pieds (ce qui continue à exclure pas mal d’autres personnes, soit dit en passant) ? À des degrés divers, surveiller son comportement en permanence, et faire des efforts démesurés juste pour avoir l’air valide et neurotypique est extrêmement épuisant, et souvent stérile.

Cela ne signifie pas que l’on doit rejeter tout apprentissage social pour les autistes : apprendre les règles de politesse, apprendre à respecter autrui (ses limites, son individualité), rediriger des stims dérangeants pour d’autres gens (qui font du bruit par exemple) ou inculquer la pudeur en public, tout ça a son utilité. On peut aussi enseigner le fonctionnement et la raison d’être d’une conversation de small talk et laisser à la personne autiste le choix d’utiliser ce savoir ou de le rejeter, selon sa motivation à s’accommoder. Apprendre à interagir et respecter les autres n’est pas la même chose que devoir cacher qui l’on est, piétiner nos besoins et nous priver de nos forces et nos capacités naturelles de régulation. Les efforts sociaux et communicatifs devraient, dans une société idéale, être partagés et répartis entre tou·te·s selon nos capacités ; actuellement, c’est une manière d’être, de socialiser, de communiquer, qui est valorisée et écrase les autres, dont celles autistiques.

À noter : pas besoin que le masking soit « réussi » ( = que l’on passe vraiment pour neurotypique, que l’on ait de grandes compétences sociales acquises) pour que le faire de masquer entame gravement notre estime de soi. Juste le fait de penser que l’on doit se dissimuler coûte déjà cher en termes de santé mentale. Parce que si l’on masque plus / plus souvent, c’est que l’on croit davantage / dans davantage de situations que ce que l’on est ne peut être apprécié ni même toléré.


Alors, si c’est nocif, comment faire pour arrêter ?

Laisser tomber le masque et réapprendre à agir selon notre fonctionnement naturel est un processus qui sera plus ou moins long, plus ou moins facile/difficile, plus ou moins accessible, plus ou moins douloureux/joyeux selon les personnes. Plus on a intégré des choses inconsciemment et plus on a une basse estime de soi, plus le travail d’unmasking sera difficile et long. Ce qu’on choisit de laisser tomber ou pas comme stratégie, dans quel contexte on l’utilise encore ou pas, avec quelles personnes, tout ça variera aussi. Il n’y a pas de honte à avoir si on n’arrive pas à « être soi-même » du jour au lendemain après le diagnostic : c’est normal ! Et ce n’est pas forcément souhaitable. Masquer c’est aussi une armure de protection, si on la supprime il faut pouvoir encaisser les griffures et les coups potentiels.

Même quand on en prend conscience et qu’on veut déconstruire, même quand on lutte contre les injonctions permanentes venant de toutes parts : il ne « suffit » pas d’arrêter. Parce que, si on a commencé à le faire, ce n’était pas par plaisir : c’était une stratégie de survie. Souvent, on n’a pas le choix. Pas le choix parce que l’accès aux lieux publics, l’intégration dans un groupe social, voire notre sécurité au sein d’un groupe, n’est pas accessible autrement. On nous fait croire qu’il y va de notre responsabilité, de notre volonté, d’être toléré∙e ou pas. À force, non seulement les habitudes de camouflage et compensation sont devenues notre deuxième peau, de nouveaux réflexes – automatisés et inconscients –, mais surtout elles sont liées à une honte d’être soi et une peur très profonde d’être « découvert∙e », avec les conséquences que cette découverte peut entraîner… Par exemple, rien que quand je me balance, stimme de manière visible – que ce soit en public ou pas – ou que je commence à être agité et à pleurer et gémir, je suis trop souvent encore envahi par un sentiment de honte et une crainte intenses. C’est que, rien que pleurer en public, ça a déclenché au cours de ma vie : des coups, des punitions, des insultes, du harcèlement scolaire et au travail, des ruptures amicales et amoureuses. Sans parler des conséquences sociales et professionnelles d’autres comportements autistiques mal compris : le regard fuyant, la fixation sur certains sujets d’intérêt, l’intransigeance logique, la franchise…

On n’a pas toujours le choix, d’ailleurs, de pouvoir arrêter de masquer et se montrer beaucoup plus autistique que ce qu’on avait l’air. Ce choix dépendra de nos traumatismes, de notre environnement et de nos privilèges.

Bien sûr défaire toute habitude prend du temps, de manière générale, et encore plus chez les personnes autistes (la fameuse rigidité). Mais on peut aussi être marqué par des traumas qui rendent ce dés-apprentissage particulièrement chaotique et douloureux. Ensuite, tout environnement n’offrira pas la sécurité et la bienveillance nécessaire à cette exploration et expression de soi ; l’environnement, ce ne sont pas juste nos ami·es que l’on peut dans une certaine mesure choisir (mais oui c’est important d’essayer de s’entourer de personnes qui nous encouragent à être nous-mêmes et valorisent nos comportements autistiques naturels) : c’est aussi la famille avec laquelle on peut vouloir rester en contact même quand elle n’est pas très ouverte ; c’est l’environnement de travail où on ne peut pas toujours se permettre d’être différent·e ; ce sont les colocs, les voisins, les commerçant·es (il y a des jours où contrôler mes mains me coûte moins d’énergie que me laisser stimmer mais devoir répondre à trois personnes dans le supermarché qui me demandent si ça va) (au moins on me perçoit comme une victime, pas une menace)

Enfin, les privilèges : plus on correspond au modèle dominant, plus nos bizarreries seront par ailleurs acceptées et excusées. Ne pas masquer peut même être vitalement dangereux quand on est un homme non blanc : les comportements peuvent être mal interprétés par les forces de l’ordre et mettre davantage à risque d’arrestation, accusations, violences voire… mort.

L’un-masking ne doit ainsi pas non plus devenir une injonction ou une compétition : mais oui, encourageons-nous quand c’est possible à enlever le masque et nous rendre visibles, tout comme on encourage la visibilité de la diversité des corps (non-blancs, gros, handicapés, trans, vieux…). L’acceptation ne viendra pas toute seule, il va falloir résister collectivement, tout en faisant attention à la sécurité (physique et émotionnelle) les un·es des autres.

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21 réflexions sur “Masking ou Camouflage chez les autistes

  1. Merci 💙

    Tu mets en mots ce que je vis depuis toujours. Malheureusement, ça fonctionne… trop bien même. Et je dois me battre maintenant pour tenter d’entrer dans une démarche diagnostique.

    En attendant, je masque moins. Cela passe notamment par l’aspect vestimentaire. Je m’habille comme je le souhaite, avec des vêtements confortables. Et tant pis si je « m’habille comme un mec », comme me l’a « gentiment » fait remarquer un collègue il y a quelques mois. On m’a dit aussi que je portais les mêmes fringues toute l’année (jean, T-Shirt) quelle que soit la saison ou la météo. Oui, et alors ?

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    • Les vêtements ! Je l’ai fait aussi pendant quelques années, vêtements un peu plus « adultes » (j’aime les choses confortables, colorées et customisées) et « féminins », et maintenant j’ai tous ces habits dans mes placards qui ne me ressemblent pas.
      C’est bien que tu essayes de faire des choses pour être plus à l’aise, plus toi-même, sans attendre le diagnostic.
      Ça peut aussi faire le tri dans l’entourage…

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  2. Merci pour cet article qui me donne matière à réfléchir. Ça m’a fait beaucoup de bien de te lire. Je sens que c’est un sujet que j’évite consciencieusement depuis pas mal de temps, et qu’il va falloir que je m’y confronte… Car malgré le diagnostic, je n’arrive toujours pas à détricoter les stratégies profondes qui me font souffrir et/ou m’épuisent.

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    • si ça peut te rassurer (ou décourager, je ne sais pas…) : je sais depuis trois ans et demi que je suis autiste (et j’avais conscience du masking avant ça !), et je me bats encore avec ce détricotage compliqué. Il y a des phases, aussi… et des gens qui encouragent davantage à la spontanéité de notre être autistique 🙂
      bon courage ❤

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  3. Hello la Giraffe! Merci beaucoup, ton article m’a fait le plus grand bien, et résonne avec ce que je me construis de masque au quotidien pour présenter une image stable malgré les troubles de l’humeur, dans une moindre mesure mais selon les mêmes mécanismes. Ton analyse est fine, comme toujours!

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    • J’imagine qu’il y a de nombreux points communs en effet entre nos tactiques de masking (et juste le fait de se sentir obligé‧e de le faire !), c’est intéressant de le souligner 🙂 D’ailleurs dans les débuts de mon blog, je ne me savais pas encore autiste, je percevais surtout mes changements d’humeur et mon extrême sensibilité (j’ai aussi des troubles anxio-dépressifs, donc…), je parlais de ça : essayer de faire cohérence à l’extérieur, donner une image stable, alors qu’on ne l’est pas.

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      • Pour ma part, c’est dans les réunions soignants-aidants-psychiatrisés auxquelles je participe que c’est le plus flagrant, je me dis de manière très consciente que chaque « débordements » ou baisse de régime de ma part pourrait ouvrir une brèche pour mes interlocuteurs pour me décrédibiliser/invalider ma parole. Je sais qu’il y a une part de parano, que je me mets beaucoup la pression, mais qu’il y a aussi une part de vérité, je vois bien leur attitude envers certains de mes pairs pour qui il est plus difficile de construire cette façade, et de maîtriser tous les codes de ces univers soit-disant accueillants et bienveillants… Garder la face en ces circonstances (visio, réus physiques, échanges téléphoniques) me demande une énergie hallucinante.

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  4. Salut, merci pour cet article. En particulier la partie sur « mais est ce qu’on masque pas tous.tes un peu » qui est salutaire…

    Juste un petit détail,
    Pour le coup le passing trans c’est tout autre chose. C’est « passer » (ou plutôt, être perçu.e et traité.e comme) ce qu’on EST, le genre qu’on EST effectivement. C’est carrément l’inverse du masking des autistes qui vise à paraître autre chose que ce qu’on est (neurotypique).

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    • Merci pour cette remarque qui est tout sauf un petit détail.
      Je vais modifier ou supprimer ce passage, parce que j’ai mal exprimé un sujet de réflexion que j’ai et qui n’a peut-être rien à voir, né de discussions avec personnes trans/autistes : le lien que je voyais, c’était cette nécessité de devoir « passer » pour quelque chose afin d’être en sécurité et d’être toléré‧e. Il y a des personnes trans qui se sentent sous pression aussi de cette attente de « passing » (passing comme cisgenre-binaire-correspondant aux normes que la société a établies pour hommes et femmes) qui ne les laisse pas libres de se vivre comme iels veulent, parce que ce qu’iels sont ne peut être reconnu comme légitime en soi.
      Mais je crois qu’il y a plusieurs de manières de définir et conceptualiser le concept de passing trans, et ma réflexion prête à confusion, toutes mes excuses pour cette maladresse.

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      • C’est un peu compliqué en vrai, parce que le passing pour les personnes trans binaires est (dans la majorité des cas je pense) avant tout un moyen de soulager la dysphorie (liée au fait de se voir dans le miroir avec « pas le bon corps » et d’être mégenré.e par les autres), même si la personne vit dans une ville safe et dans un milieu safe du point de vue de la transphobie.
        Avoir un bon passing (en tant que trans binaire) est globalement un gage de sécurité, ceci dit, c’est vrai (même si c’est parfois à double tranchant, cf les femmes trans qui ont un bon passing et qui sont agressées/tuées parce que des mecs ont été attirés par elles et se sentent « trompés »…). Mais la motivation première reste de soulager la dysphorie en général.

        Même les trans binaires qui ne veulent pas se conformer aux stéréotypes de genre (ex : mec trans qui aime bien s’habiller en rose), en général, veulent avoir un passing de leur vrai genre, justement pour pouvoir s’habiller librement sans être mégenrées (mec trans qui se sent à l’aise de s’habiller en rose, mais seulement une fois qu’il a une tête / poitrine / voix clairement masculines pour tout le monde, et sera perçu comme « un mec habillé en rose » et non une femme).

        Pour les personnes NB, c’est un peu plus compliqué. beaucoup dans l’absolu souhaiteraient la même chose (un passing non-binaire pour soulager la dysphorie, ce qui peut vouloir dire avoir l’air aussi « non-genré » que possible, ou au contraire mêler un maximum de traits féminins et masculins). Mais en pratique évidemment c’est souvent impossible de « passer pour NB » (hors de milieux très LGBT-friendly), et beaucoup de personnes NB dysphoriques (comme Queer as Cat, sur Youtube par ex) visent un passing ambigu, générant la confusion chez les gens, faute de mieux.

        Cependant, avoir un passing trop ambigu ou androgyne (ou « visiblement queer ») peut causer violences et discriminations… Et là oui, on en revient au problème dont tu parlais : certaines personnes NB en arrivent à transitionner vers le « genre opposé » (ex : personne NB assigné.e homme qui transitionne « en femme ») parce que même si ça n’est pas leur genre, ça les rend moins dysphoriques que de garder leur apparence et corps d’origine, et ça leur permet de ne pas attirer l’attention en étant visiblement queer. Et dans cette démarche-là, oui, ça ressemble à la démarche des autistes qui adoptent un masque différent de leur vraie personnalité pour se fondre dans la masse (ou qui essaient de trouver un compromis, en exprimant des parties de leur vraie personnalité mais pas tout et pas trop fort).

        Et enfin, il y a les personnes genderfluid (qui sont NB aussi mais c’est un cas particulier) où le passing désiré peut changer selon le moment.

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      • Oui je sais tout ça (un de mes intérêts spé et je ne suis pas intimement étranger à la question non plus), mais merci du coup pour le rappel explicatif pour mon lectorat 🙂

        C’était autre chose à quoi ma réflexion faisait référence mais comme je n’ai pas l’énergie de l’expliquer mieux maintenant je vais juste supprimer pour éviter toute confusion, et ce sera peut-être l’objet d’un article futur !

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  5. Merci pour cet article !
    J’ai moi même du mal à ne pas masquer (réflexe inconscient) même si effectivement parfois c’est pour me protéger.. J’aimerais pouvoir le faire moins souvent quand je sais que je suis en sécurité mais que je ne connais pas encore très bien la personne, c’est un long chemin de déconstruction !

    Sur le masking, j’avais lu un article qui disait que c’est aussi voire plus éreintant de changer de « masque », qu’il y a beaucoup de fatigue à switcher entre masquer au travail ou chez le médecin et ne pas le faire en famille/avec des proches par exemple, comparé à masquer tout le temps (même si ça a d’autres désavantages..) ou bien ne jamais masquer (plus pour des hommes cisgenres qui ont eu un diagnostique enfant).
    Après ça fait longtemps que je l’ai lu je ne m’en rappelle peut-être pas bien

    (L’article : https://comprendrelautisme.com/le-camouflage-social-chez-les-personnes-autistes/)

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    • oui cet article est bien ! Et en effet, je n’en ai pas parlé, mais switcher est très compliqué. C’est ainsi que je masque encore souvent avec moi-même (réprime mes mouvements naturels, par exemple, ou ne reconnais pas mes besoins) une fois rentré à la maison après un moment de socialisation : j’appelle ça « porter encore mon costume social » ^^

      très long chemin de déconstruction…

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      • Bonjour
        Je tombe sur votre blog lors d’une recherche sur mon nom car je voulais vérifier quelque chose et j’ai l’impression que cet article parle de moi…je m’appelle sonia meszaros et je me reconnais totalement….alors est ce moi cette Sonia Meszaros ?🥰
        Je vous souhaite une très bonne soirée 😊
        Merci d’avance pour votre retour

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  6. Merci beaucoup pour cette article.
    J’ai été diagnostiquée récemment sur le spectre de l’autisme cependant les psys estime que mon tsa n’est plus présent car je me suis correctement adaptée à la société ce qui rend mon autisme invisible du moins l’ADOS est ressorti négatif sauf le reste.
    Ce qui montre un manque de reconnaissance des personnes autistes diagnostiqué tardivement (j’ai 29 ans).
    Cela prouve clairement que j’ai surcompensé toute ma vie pour passer comme quelqu’un de neurotypique. J’ai passé ma vie a adapter mon rôle en fonction des individus, à imiter leurs comportements pour mieux passer à leurs yeux. Bref je vais éviter de m’étaler plus, en tout cas, je suis très contente de tomber sur un article qui explique clairement ce que je vis et vécu.
    Aujourd’hui, j’apprends à défaire mon masque, ce qui est très difficile car il revient vite à la charge (l’instant de survie, sûrement).
    Merci encore 🙂

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    • merci à toi pour ton témoignage.
      Tu es loin d’être seule à vivre ça. Ça commence doucement à bouger du côté du diagnostic d’adultes et de la compréhension de l’autisme en médecine/psychiatrie, mais pour l’instant, les outils de diagnostic ne sont pas adaptés aux personnes qui masquent, et la plupart des professionnels de santé pensent encore que si l’autisme ne se « voit » pas, c’est qu’il n’existe pas (ou n’impacte pas notre vie).

      Souvent, le fait qu’on puisse masquer ou compenser est vu comme une chose positive… alors que ça a des répercussions très négatives sur nous :/

      Bonne chance pour ce parcours de découverte de toi, j’espère que tu trouveras des contextes dans lesquels tu te sens en sécurité pour explorer le fait de ne plus ou de moins masquer.

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