Le privilège de l’insouciance

Cette colère et sentiment d’injustice qui m’emplissaient quand mon ex survalorisait l’audace, l’indépendance d’esprit, la légèreté, l’insouciance, de son amie qui prenait la liberté de « prendre un train pour quelque part » spontanément un matin, passait des nuits blanches à boire et fumer sans se soucier de ses heures de sommeil, a commencé une thèse un jour juste comme ça puis a arrêté juste comme ça et décidé subitement de se retirer à la campagne pour écrire, et revenait quand elle voulait à Paris pour une soirée. Oui, son amie riche héritière, en bonne santé, capable de dormir et de métaboliser l’alcool sans souci, valide, neurotypique, tellement plus cool que moi qui suis obligée de me tenir à une heure de coucher fixe, qui doit faire attention à mon alimentation, qui n’ai finalement pas fait de thèse par manque de financement, qui m’inquiète du prix de chaque chose et prévois un tas de choses à l’avance.


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Ça fait longtemps, très longtemps, que je veux écrire cet article, et que je ne le termine pas, parce que trop de sujets se télescopent en un et que je ne sais pas y donner une structure. J’y reviendrai sûrement d’autres fois, avec un cerveau plus fonctionnel. Les notes sur bouts de papier, les post-its, les nouveaux documents ouverts s’accumulent, se multiplient au rythme de mes indignations, chaque fois que je suis témoin d’une réaction ou d’une remarque qui révèle si évidemment un privilège, privilège que pourtant les personnes qui en bénéficient continuent à ne pas reconnaître – c’est le principe, on ne remarque pas ce qui va de soi, alors même que c’est cet allant de soi qui est privilège.

Puis le printemps 2020 est venu, et l’insouciance, la liberté personnelle, la responsabilité collective, ont pris un autre sens. Et moi-même, j’avais passé le mois de février à prendre mes distances, ne pas vouloir me laisser gagner par l’anxiété générale, parler d’autre chose en pensant que c’était ça, faire preuve d’esprit critique.

Je n’ai même pas pris la mesure de ce qui se passait quand je skypais avec mes ami·es italien·nes déjà confiné·es. J’ai pris la mesure de ce qui se passait quand une amie proche en immunodépression m’a fait part de ses inquiétudes ; quand des camarades handies ont commencé à écrire sur le sujet.
Je ne m’étais pas sentie concernée plus tôt parce que mon mode de vie me tient éloignée du monde et des transports en commun, et que ce qu’on appelle maintenant gestes barrières faisait déjà partie de mes pratiques ; je ne me sentais pas concernée parce que je n’étais pas « à risque », et que je ne pensais qu’à ma gueule. Moi aussi, j’ai de sacrés privilèges.

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Du privilège voulais-je parler donc, du privilège de l’insouciance. Ne pas y penser et reprocher aux autres d’y penser, comme si c’était incongru, excessif, déplacé, cette attention, cette inquiétude.

Quand on n’a pas vécu une situation, on se dit que la peur des autres est exagérée. Pourquoi avoir peur des hommes – s’indignent les hommes cis-hétérosexuels face aux femmes qui ont vécu des agressions.

Pourquoi avoir peur de tes collègues et de ce qui se passera au travail – s’étonnent celleux qui n’ont pas vécu le harcèlement, l’ostracisme, le burnout.

Pourquoi avoir peur de la fatigue et te « limiter », pourquoi faire attention à toutes ces choses, pourquoi te priver d’alcool et te coucher à 23h, on dirait une mamie – être vieilleux avant l’heure, insulte suprême – se moquent celleux qui ont la santé mentale et physique, et un nombre illimité de cuillères à disposition.

Pourquoi avoir peur des contrôles policiers et des regards haineux – ne comprennent pas celleux qui sont blanc·hes et/ou ne portent pas de foulard.

Pourquoi tu te prives de ci, de ça, pourquoi tu calcules, pourquoi tu prévois, pourquoi tu te prend la tête, laisse-toi aller – disent celleux qui n’ont jamais eu à compter leurs centimes tous les mois pour s’en sortir.

Ils·elles sont jeunes et fort·es et n’ont jamais eu à penser à leur santé, ni aux conséquences de leurs actes sur la santé de qui que ce soit.
Ils sont des hommes, cishet, blancs, bourgeois, et se sentent invincibles, et se sentent légitimes partout, et tout va toujours de soi pour eux.
Ils·elles sont valides, neurotypiques, aisé·es, et ne prévoient pas, ne calculent pas, ne rationnent pas, ne craignent pas.

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Dans la culture dominante on valorise la désinvolture. On répand une idée de la liberté qui correspond à l’absolue et égoïste insouciance. On porte aux nues certains choix de vie considérés comme audacieux et courageux, on parle de prise de risques sans préciser de quels risques on parle, on prétend qu’il ne s’agit que d’une attitude face à la vie qu’il suffirait de choisir d’avoir, d’un choix personnel que tout le monde a la possibilité de faire. Une certaine transgression et distance par rapport à certaines règles est même le summum du cool.

Ces divergences et transgressions qui sont valorisées, ce sont celles des privilégié·es. Facile d’avoir l’air désinvolte avec les règles, les mesures, les précautions de santé, les dépenses, tout ça, quand on jouit d’une liberté, d’une condition économique privilégiée, de la jeunesse et de la santé, ainsi que d’une peau blanche qui fait tout passer beaucoup mieux face aux forces de l’ordre.

La prise de risques n’est pas la même selon notre genre, notre couleur de peau, notre physique, notre santé, nos moyens financiers. Pas même pour s’habiller. Pas même pour sortir dans la rue. Pas même pour prendre la parole.

La spontanéité, la non-planification, sont des choses qu’on peut se permettre quand on a de quoi faire face aux suites, quand on peut retomber sur ses pattes, et non, je ne dis pas ça juste par autodéfense parce qu’un des traits autistiques majeurs est la rigidité (donc difficulté à s’adapter, faire face aux changements, réagir vite face à l’imprévu). Ça demande une santé qui le permet ; ça demande des ressources cognitives et psychologiques qu’on n’a pas toujours ; mais ça demande aussi souvent des moyens financiers. Le carpe diem moderne est un truc de riches.

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Ce seront les mêmes qui nous irriteront à nous enjoindre sans cesse à « sortir de notre zone de confort », comme si le confort était une mauvaise chose (ça me paraît plutôt naturel et pas mal comme instinct de survie, de rechercher le confort). Ceux qui vantent les vertus des zones hors-confort sont ceux qui jouissent déjà de confort, s’en sont repus et peuvent y retourner à tout moment. Autant vous dire que ce n’est pas mon cas : hors de ma zone de confort, j’y suis déjà une grande partie de mon temps, même si les autres ne le voient pas forcément.

Je ne suis pas contre toute critique envers le trop-plein de précautions, mais il faut que ça vienne de l’intérieur, de personnes qui comprennent, qui partagent, font partie de. Que ma psy me dise qu’il est temps de tester d’augmenter mon nombre d’activités – de manière raisonnable, avec filet de sécurité et en faisant attention aux signes de fatigue – maintenant que j’ai récupéré un peu, ce n’est pas la même chose qu’une personne lambda qui se permet de me dire que je m’auto-limite en n’osant pas enchaîner plusieurs rendez-vous. Qu’on encourage à pousser la réflexion militante au-delà du récit des blessures personnelles quand on fait partie de ce milieu militant blessé, ce n’est pas la même chose que quand on se moque et piétine l’usage des trigger warning alors qu’on n’a pas connu de traumatisme.

Avant de nous dire, à nous autres qui aurions besoin de plus de confort – qu’il soit financier, logistique, ou affectif – qu’il faudrait qu’on prenne plus de risques, pourquoi ne pas se questionner sur ce qui fait notre inconfort, ce qui justifie notre recherche permanente et acharnée de confort ?

C’est que ces conseils, injonctions, modes ne sont pas seulement irritants, ils sont dangereux.

À un niveau individuel : exclure des gens qui ne fument pas, qui ne boivent pas ; culpabiliser quelqu’un·e qui a besoin de plus de repos que la moyenne ; nous forcer au-delà de nos limites ; enjoindre à des dépenses ou des décisions spontanées et inconsidérées.

Tout ça pour avoir l’air cool, pour être acceptable socialement.

À un niveau collectif : faut-il rappeler que quand vous conduisez ivre, ce n’est pas seulement votre vie que vous mettez en danger. Faut-il revenir sur la pandémie actuelle et qui ont été les plus grands contaminateurs…

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Quand à ce fameux mythe autour de la prise de risques
On parle de risques et de courage pour n’importe quoi d’effectué par des dominants, maintenant.

Est-ce que prendre la parole en public pour dénoncer le « politiquement correct » (pas le bon) et combattre « la censure féministe » est vraiment un acte de bravoure, quand on est un homme blanc de pouvoir ?

Est-ce que voyager dans des pays exotiques quand on est un homme blanc, jeune et en santé, avec un filet de sécurité économique, est vraiment une aventure digne d’admiration ?

Est-ce que boire sans limites, se coucher à 5h du matin, baiser sans capote, est un acte de résistance pour la dictature de la santé et de la bien-pensance ?

Est-ce que faire des soirées de 30 personnes sans masque en temps de covid est une courageuse rébellion ? (pourtant moi aussi je souffre d’isolement et n’approuve pas la gestion de la crise par nos dirigeants)

Ils appellent prise de risque, dissidence, courage, ce qui n’est qu’égocentrisme et défense de prérogatives personnelles, conservation des privilèges et refus d’une responsabilité collective.

J’aimerais bien plutôt voir ces gens-là prendre le risque de

– se taire et écouter les autres
– admettre qu’ils ont tort, admettre qu’ils ne savent pas, admettre qu’ils ne sont pas le centre du monde
– apprendre du nouveau, se confronter à d’autres points de vue
– faire l’expérience de l’inconfort – l’inconfort d’être remis à sa place, de se remettre en question, de partager, d’attendre, de ne pas obtenir tout et tout de suite, de passer après
– reconnaître leur propre vulnérabilité et accueillir avec bienveillance celle des autres
– renverser l’ordre du monde, pour de vrai.

5 réflexions sur “Le privilège de l’insouciance

  1. Merci de l’avoir publié même s’il ne te semble pas « fini » (personnellement, je l’ai trouvé bien structuré 🙂 ). Les réflexions que tu soulèvent sont très intéressantes. Je suis complètement d’accord sur tout… Mais je ne l’avais jamais « mis en mots ».

    Le privilège est un cercle vicieux très piégeux. Plus on a de privilèges moins on est vulnérable et moins on est vulnérable, moins on est porté à (autant « amené à » que « capable de ») se remettre en question (d’après ce que j’ai pu observer). Et donc, moins on est porté à se remettre en question, moins on peut percevoir/accepter l’existence de nos privilèges. Une fois qu’on a perçu un privilège, il est beaucoup plus facile, me semble-t-il, de voir les autres. (Même si, ensuite, le fait d’avoir un privilège permet aussi d’oublier qu’il existe la majorité du temps, il peut suffire d’un petit truc pour nous rappeler son existence).

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  2. ÇA FAIT DU BIEN !!!
    Pardon, moi aussi j’avais un peu envie de crier 😉

    J’ai un collègue qui, il y a quelques mois, m’a emprunté un masque parce qu’il avait oublié le sien. Nature-peinture, le gars me sort « ‘fin, je le mets parce qu’on m’y oblige, mais je suis bien d’accord avec Raoult : immunité collective !!! »
    J’étais bouchée bée. J’ai même pas eu la présence d’esprit de lui demander si ça ne le dérangeait pas que l’immunité collective passe par le décès de ses parents ou l’hospitalisation de la moitié de ses collègues. C’est fou, d’être à ce point persuadé d’être intouchable. D’être au-dessus de tout.

    Et ouais, les fils de et les filles à papa qui s’envolent pour New York parce qu’ils avaient « besoin d’un break », mais pff, quoi. (j’ai zéro éloquence quand j’ai pas assez dormi et que je suis énervée, pardon :D)

    Merci pour ta prose !

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  3. Ton article m’a permis de communiquer avec ma psy sur le sujet ❤
    C’est douloureux parfois de se faire renvoyer à nos limitations différentes de la plupart des personnes de notre âge. C’est frustrant parce que souvent on a dû et on doit encore faire un travail de deuil parce que pendant des années, des décennies on a tiré sur la corde et que maintenant on ne peut plus. Anxiété, dépression et toute la ribambelle en étant les manifestations.
    C’est encore plus frustrant et douloureux quand ça vient d’une ou de personne(s) probablement ayant un fonctionnement proche du nôtre et qui se bousillent la santé à prendre sur elles. Je repense encore à ma famille et particulièrement mon papa qui me reprochent régulièrement, à moitié sur le ton de la blague, de « me reposer avant d’être fatigué, comme [ma] grand-mère » (qui était en dépression et très probablement neuroatypique).

    Hé bien mon commentaire aussi part un peu dans tous les sens ^^
    Merci pour la réflexion.

    Aimé par 1 personne

    • Merci pour ce retour ❤
      J'ai l'impression parfois que le travail de deuil est toujours à refaire… et les gens qui me font me sentir bien sont ceux qui m'encouragent à me respecter 🙂
      Mais comme tu dis, une partie de celleux qui nous embêtent sont en fait elleux-mêmes en souffrance, à prendre sur elleux, à se forcer, à ne pas s'écouter… J'ai aussi des exemples dans ma famille, c'est délicat de les atteindre au bon endroit :/

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