J’ai peur

J’avais envie de diffuser un message positif ici, positif ou du moins revendicatif et optimiste. Je voulais bousculer un peu les « normalaux » – qui finalement ne me lisent pas et réconforter les atypiques, les exclu·e·s, les discriminé·e·s, que je comprends.

Je voulais dire : être autiste, ce n’est pas une erreur en soi, il y a tellement de choses chouettes et singulières, je ne changerais ce que je suis pour rien au monde. J’ai des tas d’articles en réserve qui parlent de mon fonctionnement et de ce qu’il a de bien, et de ce qu’il est tout aussi « normal » sûrement que celui des neurotypiques qui pour l’instant se gardent bien le monopole de la normalité (et donc, de la légitimité). Je voulais dire : on guérit des troubles alimentaires, on apprend à gérer les troubles anxieux, on devient plus fort·e au fur et à mesure des dépressions et on sait les anticiper, les bloquer, les repousser. Je voulais dire : il y a plusieurs manières d’être, la norme n’a pas forcément raison, le monde médical peut être questionné, tu es valable comme tu es, le « travail » ne définit pas ta valeur, etc.

*

Mais parfois, c’est faux, je n’arrive plus à le ressentir, tout ça. Je ne peux plus terminer et publier mes articles en brouillon parce que je doute. Je suis dégonflée comme un ballon percé que l’on aurait piétiné ensuite. Et je patauge dans la mare, que dis-je, l’océan, de tous les défis que je dois relever. 1 jour ça va, puis 4 jours non, et il faut faire tout ce qu’il y a à faire de sympa, d’amical, de productif, dans ce 1 jour sur 5. Je ne m’en sors pas mieux maintenant que je sais que je suis autiste, je n’ai même pas cessé de me remettre en doute et de me détester ; et avoir perdu du temps, de l’énergie, de l’argent, et beaucoup de confiance, en allant m’adresser à un psychiatre qui n’était apparemment pas le bon, ça n’a pas vraiment aidé.

Alors voilà, j’avoue : parfois je me déteste d’être moi, je me déteste de paniquer et de me braquer pour le moindre mini-changement, ce qui me fait paraître intolérante, contrôlante à l’égard des proches, ou puérile. Je me déteste de ne pas réussir, sans faire un meltdown à la fin de la semaine, à répondre à des sollicitations tous les jours. Je me déteste de devoir réfléchir et mobiliser toutes mes connaissances sociales, linguistiques, contextuelles, pour interpréter justement – et souvent ça tombe quand même à côté – ce que me dit une personne. Je me déteste d’être fatiguée aux deux-tiers de la journée déjà, même quand je ne suis pas sortie. Je me déteste de devenir de mauvais poil, chiante, irritable, juste parce que je viens de passer trois rues bruyantes et que mon système est déjà en surcharge. Je me déteste de ne pas pouvoir voir des gens plus souvent. Je me déteste de ne pas pouvoir dormir sur une base quotidienne avec mon amoureux, à qui ça manque. Je me déteste d’être rigide sur mes repas, de prévoir à l’avance, d’angoisser sur le frigo vide mais d’angoisser de faire les courses, d’avoir du mal à accepter que quelqu’un fasse différemment, d’avoir besoin d’être seule, si souvent.

Et je ne sais pas si c’est vraiment utile, pour ça, de travailler l’amour de soi, l’acceptation de soi, le respect de ses particularités. J’ai dit déjà, de façon naïve, que maintenant que je sais ce qu’il faut respecter et le comment et le pourquoi de mes difficultés, je peux trouver les bonnes stratégies pour les contourner. Mais ça restera quand même que dans un monde de neurotypiques, validiste et capacitiste, je serai toujours celle qui en fait moins, celle qui se plaint davantage, celle qui est trop souvent fatiguée, celle qui pinaille sur tout, celle qui ne sait pas s’adapter, celle qui est à la traîne, celle qui s’est trompée, encore. Je peux m’accepter et m’aimer, oui, mais ça ne changera rien au monde, le monde ne changera pas pour moi, ce sera toujours à moi de me plier en 14, alors, comment on fait. Je ne sais pas. J’ai peur.

J’ai PEUR.

de ne jamais avoir ma place dans ce monde

de devoir survivre, alors que j’aime vivre

de voir mon espérance de vie réduite de 30 ans à cause de mon stress permanent, de mes insomnies, de mes crises de nerfs

de renoncer à avoir des enfants si jamais me prend l’envie d’avoir des enfants, juste parce que je ne sais pas où je pourrais mettre ce temps pour moi, des nuits de sommeil de 7h ininterrompues, gérer tous les imprévus et les tâches ménagères qui s’accumulent, et supporter sensoriellement les cris des enfants

de perdre mon couple, perdre mon amour, parce que pour un neurotypique finalement ce serait tellement plus simple de vivre avec une neurotypique aussi qui ne serait pas aussi « compliquée »

de ne jamais pouvoir être indépendante, de ne jamais avoir de quoi me payer un logement

d’être réduite dans un futur proche à manger des pâtes à l’eau tous les jours, alors que l’alimentation est un de mes bonheurs les plus constants, et que pour mes intolérances alimentaires comme pour mon équilibre émotionnel il est nécessaire que je me nourrisse d’une certaine manière

*

J’ai peur:

que mes paroles, mes faces, mes intentions, soient toujours mal interprétées, que je passe tout le temps pour quelqu’un que je ne suis pas

que ma famille ne me comprenne jamais et que tous les Noël soient une lutte, des larmes, de l’épuisement, des cris, alors que je m’y réjouis toujours à l’avance, oubliant l’année précédente

que mes amitiés se délitent petit à petit, parce que je n’arrive pas à tenir le rythme, et parce que je ne peux offrir que moi-même, un attachement sincère, une écoute sans jugement, et mes passions du moment – mais je ne suis pas celle qui vous fera rencontrer d’autres personnes, qui fera la fête avec vous, qui vous accompagnera aux activités auxquelles vous n’osez pas aller seul·e, ni encore celle qui sera partante pour répondre à vos besoins de spontanéité

*

J’ai peur aussi:

de ne jamais pouvoir être moi

de me sentir enfermée toujours

de passer une vie à devoir aller aux toilettes pour pleurer, battre des bras, taper mes mains l’une contre l’autre, bouger la jambe, me balancer – parce que ce n’est pas acceptable en public

de toujours me sentir nulle et bête et inappropriée quand je commence à parler, de toujours m’en vouloir de trop parler et me demander à chaque phrase si c’est intéressant pour la personne en face, me gâchant ainsi toute seule le plaisir de la conversation

de laisser mon cerveau s’éteindre, mes idées pourrir, ma capacité de raisonnement s’atrophier, à force d’essayer juste de penser et de réagir comme le font « les autres »

*

J’ai peur surtout:

d’être gâchée

que toute cette énergie en moi, cette curiosité, cette envie, cette intelligence, cette sensibilité, cette joie, soient fanées, à jamais, irrémédiablement, d’ici peu, parce que qu’est-ce que la vie me fatigue, là

Que j’oublie quelles sont mes compétences, mes points forts, à force de ne devoir performer que pour des choses qui me sont difficiles et pas naturelles

J’ai peur d’être coincée dans ce no-man’s-land qu’est le monde de celleux qui ont voulu/pu travailler sur une chose au détriment d’une autre, voulu/pu travailler pour terminer des études et pouvoir passer pour « normale » pendant 1h ou 2, et qui du coup se voient renié et reconnaissance médicale, et aide pour l’emploi, et compréhension réelle des proches – je suis arrivée jusque-là, mais je n’arrive pas de l’autre côté de la frontière, celle où on termine des études qui valent dans le monde du travail, celle où on réussit à répondre au téléphone ou dire les choses qu’il faut à un entretien d’embauche, celle où on tient la normalité 8h par jour, celle où on ne tomberait pas en dépression après juste 1 mois de travail mi-temps parce que c’est déjà trop épuisant et trop peu de temps disponible pour les intérêts spécifiques qui nous font vivre

J’ai peur qu’on ne m’aide jamais parce qu’il y aura toujours d’autres personnes qui auront besoin de plus d’aide que moi

J’ai peur de ne rien pouvoir donner de tout ce que j’ai à donner

J’ai peur que tout soit sans issue

*

De l’extérieur, je semble encore sereine, « autonome face à [mes] problèmes » (dit ma psy), combattante, mais à l’intérieur, je perds confiance, je perds pied, je me dilue dans l’angoisse, « 3 fois par semaine » (dit toujours mon amoureux, qui est le seul à voir mes vrais combats), je pense au suicide, pardon, je me crois condamnée au suicide, parce que je ne veux pas être en situation de survie toute ma vie, je ne sais pas quoi faire de cette colère de voir tant de monde en situation de survie, moi, ça me tue.

Il y a tant de révolte qui ne peut pas aboutir en moi, j’ai une telle sensation d’écrasement qui vient de l’extérieur. Je ne sais pas où est le salut sinon dans l’alliance avec la révolte étouffée de tou·te·s les autres marginales·aux, sinon dans l’envie encore brûlante que tou·te·s celles et ceux qui sont des personnes si riches mais relégué·e·s au placard, à la survie, l’envie que celles et ceux-là accèdent enfin à la parole, à la visibilité, à la reconnaissance de leurs droits, et à l’épanouissement personnel.

18 réflexions sur “J’ai peur

  1. C’est à nous de changer aussi, nous pour qui c’est finalement plus facile… mais comme dans toutes les luttes, il y a toujours cette injustice fondamentale : personne ne nous accordera ce qu’on demande si on ne l’arrache pas nous-même, alors les premiers concernés par les oppressions seront toujours celles et ceux qui en feront le plus… J’ai beaucoup de connaissances féministes très frustrées et en colère à cause de ça. En tout cas tu as des gens qui te lisent régulièrement dont moi, je n’ai pas les outils, les connaissances, et les moyens de t’aider vraiment, mais je lis et je prends en compte ce que tu écris, et j’apprends.

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    • Nous qui, quand tu dis « c’est à nous de changer » ?

      Oui, toutes les luttes des « minorités » (qui sont parfois juste minorisées et pas minoritaires) sont semblables dans leur système. C’est la seule chose qui me donne de la force (même si c’est très triste, aussi) : de voir qu’on est autant. Je me dis qu’un jour l’alliance des forces marginales réussira à faire dévier le monde de sa route principale, ou construire suffisamment d’autres chemins à côté pour qu’on réussisse à aller quelque part.

      Merci de me lire, c’est déjà tellement !

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      • C’était un nous qui renvoyait aux gens qui comme moi cumulent pas mal de privilèges (blanche, mince, capital culturel, neurotypique, hétérosexuelle…), plus largement, je voulais dire que lorsqu’on a la chance de ne pas avoir certaines difficultés, c’est plus facile pour nous de changer que de demander aux autres, qui doivent les affronter, de respecter notre petit confort. Malheureusement, ça c’est la théorie. J’espère aussi qu’on réussira cette alliance 🙂 (merci à toi surtout ! à bientôt)

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      • Vu tes articles et ton travail de réflexion, je ne t’aurais pas placée totalement « de l’autre côté » 😉 J’ai aussi des privilèges, et être dans d’autres catégories discriminées me permet de mieux comprendre, je crois (mais agir, comment ? pas forcément non plus…), ce que vivent les autres.

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    • Pour moi tout cela est habituel, même si aussi douloureux. J’ai 35 ans et me pose seulement la question maintenant de tout cela : pourquoi les autres enfants se moquaient de moi petite sauf le gamin cadi-muet considéré comme le plus bizarre qui etait mon seul ami?
      Je stresse avant chaque rencontre au point d’en louper quelques unes et me morphondre, je suis multi artiste mais malgré un diplôme en arts plastiques un Cqp cuisine une formation lumière chaque jour est une lutte entre ma liberté et la sclérose sociétale du choix mental si je suis en paix je chante ce qui donne naissance à un dessin et une balade crée le menu d’où peut naître un livre… la même épuisée si je sors un soir pour trois jours , rechignant à prendre l voiture 1h parce que je me sens déstabilisée de changer d’endroits et n’arrive plus à créer .. Essayé de vivre en ville mais au bout d’un court séjour de résistance la sensation que toute la ville vibre à travers moi tout le temps me fait dégoupiller ( me suis retrouvée à Berlin assise devant la station de métro à croiser sans pouvoir raisonner heureusement certains berlinois ont tendrement cherché à me consoler pensant qu’il s’agissait d’un chagrin d’amour..
      Et je me suis empiree cette année covid , même si j’essaie de me raisonner je ne sais pas parfois retrouver le chemin , parfois c’est comme si le fluide de la vie était sorti se promener et même si je sais qu’il reviendra je comprend à quel point ça peut être pesant.
      Si tu as des solutions , un monde meilleurs ou vivre j’en serai, bien à vous

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      • Merci pour ce témoignage. Je compatis et comprends, pour ressentir des choses similaires…
        J’ai écrit cet article il y a plus de 2 ans et depuis, ma situation matérielle et psychique s’est fragilisée, une partie de mes peurs était donc bien fondée. La crise sanitaire n’a pas aidé non plus. J’essaye actuellement de survivre jour après jour, donc pas tellement de solutions d’avenir et peu d’espoirs (oh ce qu’il remonte le moral mon commentaire !), je trouve de la douceur dans l’idée que de belles personnes existent, qu’il existe des gens avec lesquels j’aimerais créer un monde nouveau, et qui souvent, me ressemblent…

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  2. « que mes amitiés se délitent petit à petit, parce que je n’arrive pas à tenir le rythme, et parce que je ne peux offrir que moi-même, un attachement sincère, une écoute sans jugement, et mes passions du moment  » Moi c’est un type d’amitié qui me va bien. 🙂 L’écoute c’est important et j’aime beaucoup entendre quelqu’un parler de qqch qui le passionne (du moment que ce n’est pas qqch qui me rebute particulièrement, je me retrouve passionnée par le sujet à mon tour, au moins le temps de la conversation.) Certes, parfois j’ai aussi besoin de spontanéité et parfois j’aime faire une sortie accompagnée (mais c’est plus un prétexte pour voir l’ami/avoir des interactions sociales, généralement). Hé bien, il faut de tout pour faire un monde, je ne vais pas voir les mêmes amis !
    Et merci d’avoir écrit et décrit tout ça si bien.

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    • haha, exact, je ne vois pas en quoi ce type d’amitié serait si terrible ^^ mais peut-être que même celles et ceux qui le recherchent se cachent parfois derrière des dehors plus conventionnels (moi aussi j’ai essayé de faire comme les autres), par peur de ne pas trouver d’ami.e.s ?
      Merci pour la lecture de mes morceaux de doute 😉

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      • Oui, je suis d’accord avec toi la peur de ne pas trouver d’ami.e.s peut être un frein. Mais plutôt au début, il me semble. Donc « pas de problème » pour ce qui te fait peur : tes ami.e.s le sont pour ce qu’ils apprécient chez toi, pourquoi cela changerait du tout au tout du jour au lendemain ? (Mais j’ai mis des «  » parce que évidemment, je me doute que ça n’est pas aussi simple…)

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      • Cette phrase dans l’article revenait en fait sur une discussion générale sur l’amitié et le moyen de se faire des amis, que j’ai eue avec mon copain. J’ai encore beaucoup d’insécurités. J’ai des ami.e.s qui je pense m’apprécie pour « ce que je suis », mais « ce que je suis » est toujours pas mal forcé quand même, et tout « l’autour » (tenir une régularité, rester en contact, s’adapter aux rdvs, essayer de montrer de l’intérêt pour d’autres choses que mes occupations du moment) me demande beaucoup trop d’efforts parfois. Il faut vraiment que je me mettre à écrire un article sur « l’amitié » ! (vaste sujet). Tu me donnes toujours des idées, merci 😉

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  3. je crois que je suis à même de comprendre… hélas! (si je te parlais de ma vie en ce moment, je ferais un copier-coller, t’sais!) « Struggle for life » on pourrait dire…purée, parfois j’ai sacrément envie de déserter… et pourtant, quand les astres sont à peu près alignés, bon sang que je l’aime ma vie!! Donc : en cas de coup de mou, se rappeler qu’il y a tellement de chouettes moments et patienter le temps qu’ils ressurgissent… Courage! Tu es plus forte que tu ne crois!! 😉

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  4. I can relate, je l’ai vécu, et des épisodes furtifs peuvent substituer. Tu as écrit ailleurs : « J’aime la personne que je suis, même quand le monde ne l’aime pas.  » Je trouve que ça fait judicieusement écho à ce que tu écrivais il y a deux ans en parlant d’amour de soi et du fait que tu ne savais pas ou plus comment faire, quoi faire de toi: chouette évolution. Ton texte est plein de vie, la dépression c’est une plongée au fond pour mieux remonter ensuite…. et si les choses se passent bien, les plongées ultérieures sont plus proches de la surface. Voilà, je te souhaite de te rapprocher de la surface de toi-même, pour faire émerger au monde ce que tu peux apporter aux autres, de trouver ces personnes qui sauront valoriser autant tes compétences que ton savoir-être… on fait tous plus ou moins le même chemin je crois, et on sait qu’on ne voudrait pas de la vie des autres même si parfois c’est vraiment rude. Nourrir l’élan c’est la clé pour ne pas sombrer quand l’intensité qu’on a tant besoin de ressentir n’est pas au rendez-vous.
    Bien à toi et merci pour tes mots.

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    • Merci à toi pour les tiens 🙂 (de mots)
      L’amour de soi, c’est pas évident, j’y travaille et même quand j’y arrive, mes réactions face aux difficultés me font souvent m’en vouloir, souhaiter d’être quelqu’un autre ou de disparaître. Parfois, c’est constater comme sont merveilleuses les personnes qui souvent traversent les mêmes états qui me rappelle ma valeur 🙂
      Bon courage à toi !

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