Le droit d’être fatigué.e

Fatiguée, c’est le premier mot que j’apprends dans les autres langues, fatiguée, tired, stanca, cansada, moe, et puis, ma première langue, müde, avec le ü long, müüüüde, Ich bin müüüde, je ne sais pas si je l’ai beaucoup répété enfant mais apparemment oui puisque ça fait partie des phrases que répète mon père comme en écho du passé pour me taquiner, dès que je dis que je suis fatiguée. La fatigue, d’aussi loin que je me souvienne, c’est toujours un état dont je me suis plaint sans jamais trop savoir pourtant à quoi il correspondait vraiment, parce que dans les livres d’enfant, les nounours fatigués baillent en se frottant les yeux et se mettent au lit, mais quand je suis fatiguée, je ne baille pas, ne me frotte pas les yeux, et ne réussis pas à dormir.

Il y a des fatigues différentes, la fatigue de l’effort physique qui était la meilleure fatigue, la fatigue du bruit des journées d’école qui me rendait électrique et bruyante, à ne pas sembler être fatiguée justement, la fatigue de participer à un jeu qui me faisais juste décrocher, la fatigue qui était en fait de la faim mais je ne le savais pas, oui, j’étais une enfant qui avait tout le temps faim. La fatigue, c’était un état dont je ne savais pas quoi faire, comme les enfants se plaignent habituellement de l’ennui, je me plaignais de la fatigue, à l’école, sur les chemins de rando, en voyage, aux dîners, et le soir quand je ne pouvais pas dormir, et pourtant, répétais-je, j’étais tellement fatiguée. Quand je suis entrée en 6e j’ai commencé à avoir des crises de larmes au retour du collège, rien de très violent, rien de sanglotant, mais ça pleurait, pleurait, pleurait, jusqu’au soir, jusqu’après dîner, je ne pouvais pas dormir, ça continuait à pleurer. Ma mère me disait que je pleurais de fatigue. J’ai continué à avoir ces crises de larmes, des larmes à m’en faire fondre et à dissoudre mes yeux, tout le long du collège, du lycée, puis à nouveau après des journées de travail de 8 ou 9h au milieu des gens.

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encore une fois, les images d’avogado illustrent parfaitement l’état

Si j’ai été fatiguée de mes 12 à mes 18 ans, de la 4e à la fin de la première année d’université, c’est surtout parce que je dormais moins de 4h la nuit, occupée que j’étais à angoisser et à écrire. Mais j’étais fatiguée aussi parce que les salles de cours ont les fenêtres fermées et que j’ai besoin d’air frais, parce que je devais rester assise 8h par jour et que j’ai besoin de bouger, parce que les salles de classe, les couloirs, les cours de récré sont bruyantes et les sonneries assourdissantes, parce que le regard permanent des autres posé sur moi me pesait et qu’il n’y avait pas beaucoup de refuge, parce que certaines choses à apprendre me semblaient ennuyantes et superflues et que je rêvais de retourner à mes livres. J’ai été fatiguée, tout le temps, et je croyais vraiment qu’aucun autre état physique n’existait que cette fatigue permanente, poisseuse, pesante, qui me donnait envie de me laisser glisser en épuisement jusqu’à mourir. Pendant longtemps, je n’ai pas su ce que c’était de ne pas être fatiguée. Je ne savais juste pas. J’étais excitée et puissante parfois, à surfonctionner comme le mode turbo du mixeur, mais toujours fatiguée.

*

Petite histoire. Il y a une personne âgée de mon entourage que j’aime beaucoup, je vais la voir souvent, elle m’héberge, on papote comme de vieilles copines, on s’échange des trucs sur nos intolérances alimentaires, nos courbatures, nos insomnies, l’organisation de nos rendez-vous, la fatigue des lendemains de grosses journées, le bruit des rues parisiennes, les variations de température, les précautions de voyage, tout ça. Sauf que. Elle a 82 ans. J’en ai 27, tout juste.

Elle est, pour sa tranche d’âge, d’une forme et d’une activité formidables. Je suis, pour ma tranche d’âge, d’un calme et d’une prudence suspectes. Mais pour moi, c’est toujours un repos de parler organisation de semaines et bobos du corps avec les personnes âgées : je me sens autorisée, enfin, à dire. Sauf que, à ma dernière visite, elle m’a sorti, finalement, il fallait bien que ça arrive, ce que tant d’autres personnes m’ont déjà reproché : « Quand même, à ton âge, ce n’est pas normal d’être autant fatiguée. Je t’entends souvent dire : je suis fatiguée, je vais me reposer. Mais moi, à ton âge… ». Elle l’a dit sûrement par souci pour moi. Mais je l’ai perçu comme un reproche, je me suis sentie prise en faute, prise en flagrant délit de fatigue, voilà, coupable, justifie-toi. À 27 ans, on n’est pas fatigué, qu’avez-vous à dire pour votre défense. – et comme ça – mon illusion de complicité s’est brisée.

J’ai dit que tout était trop chez moi – je pense trop, je sens trop – et forcément, faut bien le mettre quelque part tout ce trop-plein, faut le digérer, le travailler, j’ai besoin de siestes supplémentaires pour ça. Je lui ai dit que les courtes nuits je les sentais pour une semaine, elle m’a dit mais non, à trente ans, on récupère vite, eh bien non, à même pas trente ans, je ne récupère pas. Et il n’y a pas de solution magique, non. Si je veux vivre selon un standard de personnes neurotypiques en bonne santé, je serai fatiguée. C’est comme ça.

*

Mais du coup : je ne devrais pas m’en sentir coupable. En effet, ce n’est « pas normal » d’être autant et tout le temps fatiguée à mon âge. Ça ne l’était pas non plus dix ans plus tôt. Mais alors, pourquoi est-ce que personne ne s’est inquiété, je veux dire, réellement inquiété de ma fatigue ? Pourquoi est-ce qu’on me culpabilise avec ça ? Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que c’est toujours à moi de faire des trucs pour ne pas être fatiguée (faire du sport, manger sainement, renoncer à sortir le soir pour avoir une chance de dormir un minimum de 6h, « faire des efforts » pour cacher ma fatigue), alors que plutôt, on devrait me permettre de faire moins, ou faire mieux, puisque c’est ce que je fais ou comme je le fais actuellement, qui me fatigue.

*

La scène de la culpabilisation se rejoue souvent. Avec des ami.e.s qui sont plus âgé.e.s et qui pourtant sortent et boivent davantage que moi et s’en remettent mieux. Avec les collègues, s’ils sont plus vieux, parce qu’ils sont plus vieux et ont des enfants, s’ils sont plus jeunes, parce qu’ils sortent jusqu’à des 4h du matin et moi non. Avec mes parents, comment ça, tu es fatiguée, on a passé la journée en montagne, ce n’est pas reposant, ça ? (si, mais pas à devoir discuter avec vous toute la journée). Avec n’importe quelle personne qui me croise en soirée et qui s’étonne qu’à mon âge je ne reste pas toute la nuit, mais merci, les nuits blanches, je les ai déjà faites, seule, déprimée, insomniaque, de mes 12 à mes 25 ans, maintenant, j’ai du crédit sommeil à rattraper. Et en plus, quand je sors boire des apéros et je commande une tisane Roiboos ou un jus de tomate, voilà, de quoi vraiment faire croire que je suis une grand-mère infiltrée dans un corps de 27 ans.

Dans ce genre de cercle socio-professionnel, j’ai l’impression que la fatigue est comme un trophée que l’on brandit pour prouver à quel point on se décarcasse dans la vie. Mais le trophée se mérite, on montre du doigt des imposteurices, que l’on considère comme non-méritant.e.s d’être fatigué.e.s. Les personnes âgées ont le droit d’être fatiguées. Les personnes malades (mais certaines maladies et bien visibles s’il vous plaît, et si possible brèves et constantes et non chroniques, sinon on se lasse et on n’y croit plus, à la fatigue) ont le droit d’être fatiguées. Les mamans ont le droit d’être fatiguées, parce qu’elles s’occupent des enfants, combien de fois ai-je entendu au travail, de la part de supérieures : « oui mais moi j’ai les enfants » (donc toi ferme ta gueule t’as pas le droit d’être insomniaque et comment ça tu n’es que stagiaire tu devrais quand même faire plein d’heures sup’ pour le plaisir d’être exploitée).

Et il y a toujours des jeux de pouvoir, je le sais. Jamais personne n’est respecté dans la fatigue. Il y a toujours des batailles de qui-est-lae-plus-à-plaindre et qui-mérite-le-plus-d’être-fatigué.e. Une maman qui travaille regardera de haut la maman qui est au foyer et se plaint de fatigue, et le vieux malade regardera de haut le jeune malade, et ainsi de suite. Franchement, pourquoi, dites-moi. Que je sois fatiguée ne t’enlève pas le droit d’être fatigué.e (même chose avec la souffrance, j’y reviendrai). Il n’y a pas une réserve universelle de fatigue qui devrait être répartie entre membres de l’humanité comme on partage du chocolat. La fatigue n’est pas une récompense ni une fierté. Au contraire, le fait que même dans les pays dits « développés » tout le monde soit aussi fatigué, moi je trouve que ça devrait nous inquiéter un petit peu plus.

Dans d’autres milieux, il ne faut surtout pas montrer qu’on est fatigué.e, non, il faut dire qu’on est « hyper-busy », ou débordé.e, et faire croire qu’on gère. Un autre type de trophée, censé intimer respect et admiration, même si personnellement, je ne trouve pas ça très enviable de ne jamais avoir le temps pour rien d’important. (vous savez, l’important : prendre soin de soi, aimer ses proches, réfléchir au monde, regarder le ciel).

Si je pouvais, je ne serais ni débordée ni fatiguée. Je sais que je n’ai pas à être débordée avec ce que j’ai à faire, je sais que je n’ai pas à être fatiguée avec mon rythme de vie. Mais mon cerveau et mon corps ne fonctionnent pas pareil, faut croire. Et si je vous dis que je suis fatiguée, ce n’est pas pour susciter admiration ou pitié. C’est juste pour répondre à votre question (tu rentres déjà ? Tu vas bien ? Pourquoi tu ne sors pas avec nous?). Si je me plains de moi-même que je suis fatiguée, c’est que je trouve la situation inacceptable que je veux la changer. La plainte a une fonction. Elle indique le dysfonctionnement, dénonce l’injustice. 

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Le problème de la fatigue comme je l’exprime, peut-être, c’est que ce n’est pas la même, ça ne devrait pas avoir le même nom. Quand je commence à être nerveuse et que mon copain me demande encore des choses tout en me reprochant de répondre sèchement, que je lui dis je n’en peux plus, je suis épuisée, il me répond : « mais moi aussi, je suis fatigué ! ». Oui je sais. On est tous fatigué.e.s. Mais tu continues. Moi, quand je dis que je suis fatiguée, il faut vraiment que j’arrête, on est déjà au bord de la catastrophe. Sinon je dirais « un peu fatiguée mais ça va ! », ce qui voudrait juste dire que j’ai eu une courte nuit, pas eu assez de temps pour moi depuis quelques jours, ou que la conversation commence à me soûler, mais globalement, je tiens la route.

Si je suis fatiguée et que j’insiste, la machine se brouille, mes gestes ne sont plus coordonnés, mes actions manquent de logique, il y a comme des trous dans le script et des blocages et tout risque d’être fichu. (Concrètement : je fais des erreurs, je laisse tomber des trucs, je me perds dans un périmètre de 10m2, j’ai des moments d’absence, je dis des choses que je ne pense pas). Si je suis fatiguée et que tu insistes, c’est un peu comme continuer à appuyer sur le mixeur en surchauffe (j’ai un truc avec les mixeurs apparemment), il va exploser, te blesser peut-être, ta préparation est foutue en tout cas, ton mixeur aussi, ta cuisine est à nettoyer, et tu vas devoir attendre le temps de changer des pièces et réparer ton appareil, t’aurais mieux fait de le ménager, ton mixeur. (concrètement : ça s’appelle un effondrement ou une crise autistique)

*

Alors oui, zut, je suis fatiguée, pas pour les mêmes choses que toi, pas à la même fréquence, pas à la même intensité, et alors. Si tu me dis que tu es fatigué.e, je vais te dire d’aller te reposer et de te ménager au maximum, et j’aimerais un jour entendre la même chose en retour, sans analyse-jugement de si je devrais être fatiguée ou pas. Ça m’aiderait tellement à mieux gérer moi-même, de ne pas être jugée. Et peut-être qu’un jour, je réussirai à clôturer un rdv avant d’être fatiguée, à terminer un travail avant d’être fatiguée, à me lever le matin sans avoir encore de la fatigue de la veille. Un jour, je pourrai profiter de mon temps à moi, de ma propre compagnie, dans un état autre que l’épuisement total d’un ballon dégonflé aux multiples trous.

 

8 réflexions sur “Le droit d’être fatigué.e

  1. Quand tu auras toi-même 80 ans on arrêtera ENFIN de t’em…… avec ça!
    Blague à part, je comprends parfaitement ce que tu dis là! Bienvenue au club. Mes « potes » de fac m’avaient surnommée « Mémé »: pas besoin de te faire un dessin!
    A 40 ans, sans enfants, je n’ai guère le droit de me plaindre moi non plus (parce qu’au détour m’attend forcément leur saine explication de l’aigreur de ne pas en avoir, ou la suspicion d’être une anormale qui ne veut pas enfanter ni adopter….ouh la vilaine!) … Quant aux médecins, je ne m’étendrais pas sur leur nullité et leur réflexe pourri du « c’est dans la tête » et qui te proposent invariablement le combo thérapie psy-psychotropes (à fuiiiiiiir!).
    Et concernant les balades en montagne : impérativement à faire seule, ou avec un/e taiseux/se! Sinon, comment entendre tous les bruits de la nature et apercevoir des animaux s’il n’y a que des bavards bruyants à ses côtés?
    Bref, je doute que ce soit une consolation mais sache que tu n’es pas seule dans ce cas!

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    • Encore faudrait-il que j’atteigne les 80 ans… pas sûr. Les médecins sont drôles avec leur « c’est dans la tête », comme si ca voulait dire quelque chose. Double conséquence négative : je culpabilise de ma fatigue due à un mauvais aménagement de vie, et je ne me rends pas compte de quand ma fatigue est pour de vrai « pathologique » (j’ai eu de grosses carences, puis du diabète, mais là aussi j’ai d’abord été reléguée au « c’est dans la tête »). Parlons de nos fatigues, c’est important !

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  2. Bonjour.

    J’avoue ne pas pouvoir dire que je comprends, car même si j’ai l’impression de voir a quoi ça ressemble, je ne suis pas a votre place.

    Néanmoins j’ai durant plusieurs années été épuisé mentalement. Je ne pense pas avoir eu une vie facile et pourtant j’ai toujours fait du mieux que je pouvais, sans jamais m’énerver contre qui que ce soit, faisant preuve de patience et de compréhension, en aidant les gens quand je le pouvais.

    Pendant une certaine période je traînais beaucoup sur le net et je me suis rendu compte que je devenais lentement quelqu’un plein de colère et d’amertume, qui gardais tout a l’intérieur. J’étais jaloux de toutes ces histoires de gens qui font des choses extraordinaire pour aider leurs amis, ce genre de choses.

    Depuis que je suis petit (j’ai 31 ans), j’ai besoin de dormir minimum 10h par nuit.
    Et quand mentalement je suis à bout, ça dépasse facilement les 12h.

    Mais pareil de mon côté, quand je dormais trop ou que j’étais k.o, on me traitais de fénęant. Ma propre mère m’a traité de sous-merde (pardonnez le language) pendant plusieurs années, le plus souvent dès mon réveil.

    Aujourd’hui les choses vont mieux malgré tout. Etrangement, tout a commencé à se régler au moment ou j’ai commencé à bouger pour moi-même.

    Je dors toujours autant, et j’ai toujours régulièrement des moments ou je déprime. Néanmoins, le fait d’avoir trouvé ce que je voulais faire de ma vie, au moins pour quelques années, ça m’aide beaucoup. Je sait vers quoi je me dirige globalement.

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    • Voilà, c’est en faisant le lien avec sa propre expérience, même différente, même « moindre », que l’on peut ouvrir la porte à la compréhension et à la tolérance. Se comparer aux autres n’a pas de sens : chacun.e a ses besoins, capacités, limites, forces et faiblesses, qui lui sont propres. La plupart des gens cachent ce qu’ils considèrent comme des « faiblesses » et ne montrent qu’une partie d’eux, une partie qui correspond à ce que le monde attend d’eux. Ils défendent leur place de « normal » ou d' »admirable » en pointant du doigt les dites faiblesses des autres.
      Vous avez bien compris : il faut que vous preniez soin de vous d’abord, que vous écoutiez les besoins de votre corps et votre esprit, parce que personne de le fera à votre place.

      🙂

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  3. […] La fatigue est un des aspects les plus prégnants et handicapants de mon quotidien. Ça empire avec l’âge : ce n’est pas juste que les exigences et les sources de stress augmentent, c’est aussi que je n’ai plus de réserves, elles ont toutes été brûlées dans plusieurs burnouts, et ne se sont pas reconstituées, fini, je ne peux plus rogner sur les réserves, je n’en peux plus, en cas de fatigue c’est directement la crise, en cas de trop de crises c’est directement la dépression, bref, je suis constamment fatigué, et je dois apprendre à compter mon énergie de manière bien plus rigoureuse que par le passé. […]

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