S’adapter, oui, jusqu’à quel point ?

Des phrases qui reviennent. De connaissances, de la famille, de chefs, profs ou collègues. D’un des parents qui m’a élevée : « Il faut s’adapter » (et derrière la formule générale, bien sûr, c’était moi qui était visée, jamais l’autre), de la personne qui partage ma vie aujourd’hui : « J’ai l’impression que c’est toujours moi qui doit s’adapter à toi », et la douleur, la frustration, qui ne disparaîtra jamais vraiment, parce que certaines choses ne changeront pas fondamentalement, j’aurai toujours moins d’énergie et plus de sensibilité que cette dernière personne, par exemple.

J’ai repensé l’autre jour aux gens que je ne voyais plus, alors même que depuis 3 ans je vis dans la même ville et que je m’étais dit, enfin, je vais construire des amitiés durables. Il y a des gens que je ne vois plus, non parce qu’iels ne m’intéressent pas ou me faisaient du mal (il y en a aussi des comme ça, oui), mais parce que je ne réussissais plus à m’adapter, ou, disons-le autrement pour une fois, parce qu’elleux ne s’adaptaient jamais à moi. Je me disais que j’étais la fautive à ne pas être « flexible », à être organisée dans un monde de jeunes cools spontanés, à apprécier les tête-à-tête dans une société qui valorise le groupe. Mais prévoir de voir quelqu’un.e pour un café un dimanche sans qu’on fixe un horaire précis, pour moi, c’est me bloquer la journée. Fixer un rendez-vous à 19h chez moi et attendre 30 minutes que la personne arrive, même si à force je sais que cette personne est toujours 30minutes en retard et que je suis « tranquille » chez moi, c’est quand même me bloquer 30minutes à ne rien faire, parce que quand j’attends une personne, j’attends, je ne peux rien faire d’autre, et d’ailleurs, les 30minutes avant l’heure étaient déjà bloquées à anticiper l’arrivée aussi. Me préparer systématiquement à l’éventualité que la personne que je dois voir soit accompagnée d’une, deux, trois autres personnes, c’est passer des heures à répéter des scènes et des dialogues, et arriver à la rencontre comme on arrive sur un champ de bataille, en état d’alerte, pas vraiment l’idée que je me fais d’un moment de détente avec un.e amie (j’aime bien rencontrer de nouvelles personnes, et l’imprévu fait partie de la vie, mais du coup peut-être pas tout le temps non plus…). Je ne parle même pas du « faut qu’on se voie, passe à la maison quand tu veux » : tu veux me voir, on fixe un rdv. Vu que j’ai PEUR que quelqu’un.e « passe à la maison » à l’improviste, je ne risque que très peu probablement de faire la même chose.

Il y a donc une limite. Mes ami.e.s qui me lisent et qui sont parfois en retard, parfois imprévisibles, parfois flous, peuvent être sûr.e.s que s’iels font partie de ma vie maintenant, c’est qu’iels n’ont pas dépassé ma limite, et que je sais qu’iels s’adaptent à moi sur d’autres choses aussi ; mais donc, qu’iels ne le prennent pas mal les jours où je dis ah bon finalement non / bon laisse tomber ce sera pour la prochaine fois / excuse-moi je me sens pas de faire ça je rentre à la maison.

Pour résumer :

– J’ai, pour beaucoup de tâches qui paraissent anodines aux neurotypiques, des efforts considérables à fournir. Et ma réserve d’énergie est un chouia plus limitée que le commun des mortels, et ce chouia fait toute la différence. Prenez conscience par exemple que si vous me demandez de réserver par téléphone le restau ou le théâtre (oui je regarde toujours si les réservations sont possibles par mail et normalement j’écris des mails) ou d’aller demander le chemin à quelqu’un dans la rue, c’est pour moi beaucoup plus d’énergie et de stress que de préparer itinéraires, informations et possibilités à l’avance, seule, par écrit sans avoir à parler à des inconnus.

– Ne pas prévoir peut être le fun pour vous, mais pour moi, c’est une surcharge cognitive ÉNORME, parce que ça m’oblige à m’imaginer toutes les possibilités.

– J’ai nombre de malentendus avec les neurotypiques sur des choses qui ne vont pas de soi pour moi (ou des choses qui me paraissent évidentes à moi mais qui ne le sont pas pour les autres!!!), et c’est le plus souvent moi qui fait l’effort de comprendre le langage et les intentions des autres. Quand ça grippe, oui, c’est souvent de « ma faute », mais les 90 % autres fois où les interactions se sont bien passées, c’est que moi j’y travaillais dans l’ombre. On peut essayer mutuellement de se donner des consignes claires, d’éviter les double-sens, d’être cash sur nos ressentis, et ne pas s’en vouloir en cas de malentendus (quand je vous dis Ah non j’avais vraiment pas compris ça comme ça je suis ULTRA SINCÈRE)

– Je ne peux pas, je n’en reviens pas d’écrire ça parce qu’il m’a fallu des années pour m’en rendre compte, voir des ami.e.s trop souvent, ou pour une durée de temps prolongée. Je ne suis pas une hôte parfaite, pourtant, c’est pas faute de faire des efforts. Je ne suis pas partante pour faire des weekends entre ami.e.s, pourtant, c’est pas l’envie qui me manque. Je ne peux pas fixer des rdvs pour tous les soirs de la semaine. J’ai longtemps ignoré mes propres limites parce que je sais que les amitiés dans le monde neurotypique fonctionnent par fréquence, volume de temps, nombre d’activités, level d’amusement, et je ne voulais plus vivre la solitude de l’adolescence, et les déceptions liées à ma trop grande fidélité se heurtant à la normale inconstance. Mais si voir des ami.e.s devient un stress, alors, je sais pas, c’est absurde, est-ce vraiment encore de l’amitié ?

Changement d’époque dans ma vie. Je ne sais pas encore où exactement sont mes limites mais elles sont très certainement plus nombreuses et différentes que beaucoup de mes proches. Je sais que me conserver en bonne santé va passer par le renoncement, par la réduction de mon temps social, et potentiellement par la perte de certaines relations. Mais l’effort, de l’autre côté, était trop grand.

Pour celleux qui vont rester dans ma vie, je me permettrai d’admettre de temps à autre les choses qui me sont insurmontables ou difficiles (à un moment X ou une situation Y ; mes capacités varient), et le véritable pourquoi de mes annulations à contrecœur. Mais oui, AUSSI, rappelez-moi quelles sont vos difficultés, vos limites, vos peurs, vos stress. Dites-moi ce qui vous ennuie en ce moment, ce qui vous pèse, ou ce qui vous enthousiasme, parce que parfois je ne devine pas tout. Je veux pouvoir comprendre les autres, les respecter, ne pas les blesser par inadvertance, je veux essayer de trouver la zone commune d’entente et de confort. N’hésitez pas non plus à me rappeler (gentiment) quand vous n’êtes plus intéressé.e par tel sujet sur lequel je monologue, quand vous être trop fatigué.e pour tel type de conversation qui moi me donne de l’énergie, quand vraiment ce n’est pas possible pour vous de fixer des horaires. Je ne me vexe pas si je comprends que ce n’est pas contre moi, mais que c’est simplement que vous avez un fonctionnement différent du mien, des intérêts différents des miens : personne n’est obligé de se sacrifier.

Puisqu’il faut trouver des compromis quand on est différent et qu’on veut tout de même passer du temps ensemble, entreprendre des choses ensemble, il est normal que chacun fasse 50 % du chemin. Mais avant de penser que vous faites toujours 80 % du chemin et l’autre 20 %… demandez à l’autre, par curiosité, toutes les choses qui vous sont normales et évidentes et auxquelles ellui doit s’adapter. Vous serez peut-être surpris.e ! Alors oui, ça peut vous compliquer la vie d’être un.e proche de quelqu’un.e de « compliqué.e » : mais si cette personne est et reste dans votre vie, c’est bien qu’elle vous apporte d’autres choses aussi, non ? Un amour particulièrement fort ou sincère, une vision du monde originale, des émotions intenses, une écoute empathique, de nouvelles expériences, un cadre sécurisant ? Est-ce que c’est si difficile que ça pour vous, au regard de tout le reste, de faire l’effort de temps en temps de répondre aux besoins spécifiques de cette personne (qui ne sont pas des caprices), je ne sais pas : fixer un rendez-vous clair et s’y tenir, vous déplacer si l’autre est trop fatigué, renoncer à aller dans un endroit bruyant, ne pas vous vexer si la réponse à votre confidence n’est pas celle attendue ?

Nous autres « compliqué.e.s », nous vous avons, vous pas-compliqué.e.s, dans notre vie pour certaines raisons aussi. Faut pas croire que vous aimer va sans adaptations et difficultés, faut pas croire que vous aimer serait uniquement un cadeau. C’est pas qu’un truc à sens unique, et ça fait du bien de le dire, enfin.

5 réflexions sur “S’adapter, oui, jusqu’à quel point ?

  1. (oui je regarde toujours si les réservations sont possibles par mail et normalement j’écris des mails)
    Ahahaha…
    La dernière fois que ça m’est arrivé, c’était pas plus tard que ce matin;
    quand je dois appeler sur un portable bin.. je sms, même si c’est un.e total.e inconnu.e .
    Le téléphone, c’est une invention diabolique!

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  2. … Merci. Beaucoup de choses que je n’ose pas encore dire sont posées là.
    Toute la question de définir ce qu’est l’amitié y apparaît de façon latente. Je n’ai plus de définition de « l’ami », tout comme je crois bien ne pas (ou « plus », du fait de ne pas avoir de définition du mot) en avoir au jour d’aujourd’hui.

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    • J’ai du mal à définir l’amitié aussi. Je sais que je n’ai pas les mêmes termes que les autres. J’essaye de ne pas y penser pour ne pas me faire du mal (souffrir du manque d’affection ou de reconnaissance), et de m’habituer à l’idée que je suis, au final, la seule personne sur laquelle je peux/dois vraiment compter… J’ai encore beaucoup de douleur à penser aux personnes que je ne vois plus ou que je perds petit à petit à force de ne pas pouvoir trouver un mode de rendez-vous compatible, mais je sais où je mets ma limite, pour qui ou dans quelle situation je peux être plus souple ou pas, etc. Une question d’apprentissage…

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