Injustifié et immature, vraiment ?

Colères inappropriées

femme-enfant

pensée noir-blanc

accès de rage ou de désespoir non justifiés

égoïsme et narcissisme

manipulation

immaturité émotionnelle

Aujourd’hui j’ai envie de gueuler contre ces descriptifs inadéquats, qui m’ont réduite, qui m’ont blessée, qui ont augmenté mon insécurité et mon sentiment de nullité.

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genre ça : NON. Non, non, non.

J’ai envie de gueuler donc – ça aussi, c’est une colère inappropriée ? Un accès de rage non justifié ? Mais comme j’ai bien appris à être gentille, je vais m’expliquer par écrit.

Réactions exagérées, inappropriées, théâtrales, surjouées, extrêmes. Elle fait des scènes. Des caprices. De la comédie. C’est pas vrai tu le fais exprès là ! Non mais c’est rien, c’est totalement exagéré ta réaction. Qu’est-ce que tu peux être sensible ! T’es vraiment susceptible. Oh ma pauvre chérie tu vas pas en mourir ça va. Bon mais c’est qu’un film (expo / pièce / livre) hein ! Bon ça va tu peux passer à autre chose là ? Tu peux changer de disque ? C’est pas une raison pour se mettre dans un état pareil, ça ! Bon t’arrêtes de pleurer là ? Contrôle-toi un peu merde. Grandis ! Tu pleures comme un bébé… Tu ris pour un rien ! Wow cache un peu ton enthousiasme là. [oui mes émotions sont pas toujours négatives, mais on n’encourage pas non plus le positif, ce serait trop facile] Toujours la même musique. À force de crier au loup… T’arrête un peu la comédie ? Oh ça va la drama-queen ! Cache un peu tes larmes, va. Y’a pas de quoi en faire tout en plat !

En réalité, mes émotions sont sans commune mesure, voire sans commune identité, avec les autres. Il m’a fallu du temps pour le comprendre. J’ai grandi au travers de l’expression des émotions des autres (et des hommes, qui plus est), et au travers des jugements des autres sur mes émotions-réactions. J’ai découvert le diagnostic qui me disait juste que j’étais soumise à mes émotions, et que mes émotions étaient trop extrêmes, et que ma pensée était manichéenne. Et moi de croire d’abord qu’il n’y avait rien entre les extrêmes, qu’il n’y avait rien entre le noir-blanc, puisque c’est comme ça que le présentent les critères diagnostics. Et qu’aucune autre représentation de sentir le monde ne m’avait été donnée que celle des autres. Ce que les autres définissent comme de l’amour. De la jalousie. De la tristesse. De la colère. De la honte. De l’indignation. De l’inquiétude. Alors oui, il m’a fallu du temps pour comprendre, pour décrypter, pour décrire. Il m’en faudra encore.

Je l’ai compris d’abord avec l’ennui : je ne connais pas l’ennui tel que vous me le décrivez. Il n’y a pas d’ennui léger, un peu gris, un peu brouillard, un peu mou, je ne sais pas. Je ne m’ennuie jamais quand je suis seule et libre de mes choix (c’est-à-dire qu’enfant, oui, il m’arrivait de m’ennuyer, dans mon sens du terme, et donc je pleurais et tempêtais, souvent). Mais je peux m’ennuyer en attendant le train ou mon tour à la caisse (souvent pas, j’adore observer les gens), je peux m’ennuyer dans une soirée, je peux m’ennuyer au travail, je peux m’ennuyer à un musée. Mais c’est un sentiment, pardon, c’est presque une sensation, absolument intolérable. Je ne peux pas rester une seconde dans un endroit ou une situation où je m’ennuie : je me décompose. Littéralement : je me sens éclater. Je ne suis pas loin de la rage, ou de l’angoisse. Je peux faire des efforts pour rationaliser et maîtriser ma sensation, certes (je dois bien le faire, je ne quitte pas toutes les soirées en courant et il m’est arrivé de travailler, tiens, ou de suivre des cours qui ne m’apportaient rien), mais c’est épuisant et douloureux. Ça me reste des heures après, ça me donne l’impression d’avoir été écorchée vive, d’avoir perdu des morceaux de moi-même.

Je ressens de la colère (contre l’injustice et la duplicité), du désespoir (si j’ai été déloyale ou maladroite sans le vouloir), de l’humiliation (quand mon intimité est en jeu, et j’ai une conception particulière de l’intimité), pour des situations que beaucoup ne perçoivent pas, ne conçoivent pas, et l’on me dit tout le temps : Mais c’est exagéré. Mais je ne comprends pas ! Ben non, tu ne comprends pas. Je te déroule tout le fil des pensées qui m’ont menée jusque-là ? (dans un prochain article, promis). Et comme j’ai bien appris que pleurer c’est pas beau, se mettre en colère c’est pas beau (surtout pour une femme), être angoissé.e c’est pas beau, chaque émotion s’accompagne d’une culpabilité de l’émotion, un peu comme de l’alcool que l’on verserait sur un feu naissant. Quand ça explose, ça explose, parfois pas à l’occasion « appropriée », mais parce qu’on n’en peut plus.

Z. aussi a appris le nom et le descriptif des émotions dans les livres, et ça ne collait pas vraiment avec son propre vécu des choses : alors il s’est d’abord laissé dire de moi que ce qu’il ressentait, là, c’était de la jalousie, là, c’était de la peine, là, c’était de la joie. Et il a continué un certain temps à me dire qu’il n’avait pas d’empathie (ben oui, c’est encore écrit comme ça dans beaucoup de descriptifs de l’autisme : pas d’empathie, comme si les autistes étaient des sociopathes), et je n’arrivais pas à mettre les deux ensemble, celui qui en effet me voyant pleurer dans la rue, au lieu de me prendre dans ses bras, s’écartait de moi avec dégoût [espace social / espace privé : pour lui, ça ne se mélange pas] ; et celui qui par écrit, ou à distance, ou au calme, ressentait les mêmes choses exactes que moi, devançait mes mots, devançait mes sentiments, et souffrait de sentir ma présence jusque dans son corps.

Le plus drôle, ce sont les fois où l’on m’a parlé d’immaturité émotionnelle. C’est quand même drôle, pour quelqu’une qui a passé tant de temps à essayer de se cacher qu’elle sait même assez souvent passer inaperçue (enfin, dites-moi, parfois, je me sens totalement à côté de la plaque, j’ai l’impression de ne pas réussir à tenir la conversation, et je m’écroule une fois rentrée chez moi, mais il paraît que personne n’a rien remarqué?). Depuis mes douze, treize, quatorze ans, même si c’est moi qui éclate en sanglots ou en colère, qui hurle dans la rue ou casse des verres, qui me cache les yeux devant les films violents et qui rumine pendant des jours l’empreinte émotionnelle d’un roman achevé, même si c’est moi qui ressens une véritable humiliation à une erreur minime commise, du désespoir à un échec ou un abandon, mais aussi de la joie intense, une émotion esthétique submergeante, une vague d’euphorie au moindre rayon de lumière, ensemble de couleurs harmonieuses, instant musical… même si c’est moi cette bombe d’émotions-là, je ne comprends toujours pas qu’on puisse parler d’immaturité dans mon cas, et non pas dans celui d’autres personnes (non pour une fois j’ai pas trop mal aux chevilles, ça va). J’ai des mots sur mes émotions, j’ai des explications, je suis au clair sur mon fonctionnement et je l’explique parfois même en direct à mon entourage, et avec le temps, j’ai appris aussi à expliquer aux autres leur fonctionnement et leurs émotions (j’ai que ça à faire apparemment), mais ça ne rend pas les émotions moins présentes. Que je sache dire que je suis en colère et pourquoi et comment ne m’enlève pas la colère, que je sache expliquer mon sentiment de profonde angoisse ne me fait pas cesser de sentir cette angoisse. Tiens, avez-vous déjà essayé d’expliquer rationnellement une crise d’angoisse alors que vous y étiez, alors que vous étiez aux prises avec la suffocation, les spasmes nerveux et l’impression de devenir fou ? À un jeune médecin qui se blesse, qui crie de douleur tout en sachant déjà à quoi est due cette douleur, quelle est exactement sa blessure, qui peut dire ce qui se passe dans son corps et ce qu’il faudrait faire pour le guérir, à ce jeune blessé rationnel et pourtant soumis à l’effet de la douleur, lui dit-on qu’il est immature émotionnellement ?

J’aimerais bien vous y voir, vous, même installé.e confortablement dans votre salon, à gérer en même temps six couches de pensées qui chacune s’arborescence en une quinzaine de branches de chaque côté qui elles-mêmes sont découpées en trois tranches superposées, une hypersensibilité qui vous rend poreuxse à tous les bruits, sentir tous les coins des vêtements sur chaque centimètre de la peau, le coin de l’œil qui brûle, cette racine de cheveu qui tire, l’air froid sur le coin du cou pas couvert par l’écharpe mais le reste du cou couvert qui a trop chaud, les orteils qui font mal, l’estomac qui n’a pas aimé le deuxième café, les muscles qui travaillent, les ampoules qui grésillent, les odeurs désagréables d’humidité et de cigarette qui émanent de chez le voisin, être déjà dans une disposition triste parce qu’il fait gris, agressive parce qu’il fait orage, ou surexcitée parce qu’il fait trop clair, et en plus devoir traiter en une demi-seconde de manière émotionnellement appropriée et mature des informations inattendues et qui changent des plans, ou bien un stimuli émotionnel non anticipé particulièrement fort.

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SI SEULEMENT C’ÉTAIT AUSSI SIMPLE

AT-tention. Je ne dis pas qu’il n’y a pas du pathologique quelque part (de manière scalaire, et en prenant comme point de référence la souffrance et l’impuissance de la personne concernée, peut-être). Certes, avoir envie de mourir parce qu’on a oublié une chose au supermarché, qu’on a moyennement bien fait un travail ou qu’un film était triste, c’est peut-être, non pas exagéré, mais pathologique. Dans le sens que la personne qui vit ça est soumise à des émotions dangereuses pour elle-même, dans une situation où le danger réel n’est pas mortel. Mais. Si l’on perçoit des moments comme ça comme des urgences, c’est parce que pensées-émotions sont amplifiées, déroulées, continuent, s’enchaînent, se conséquencent et s’hypothétiquent, s’extrapolent et s’échoïsent. Dire à une personne que sa réaction est inappropriée, exagérée ou immature, ça n’aide pas : ça nie son ressenti et ça culpabilise.

Quand quelqu’un.e qui n’a jamais été soumis.e au même rythme de pensée ou à la même intensité des émotions/sensations que moi me dit que ma réaction relève de l’immaturité émotionnelle, c’est qu’iel pense que j’ai forcément les ressources en moi (entendre : dans ma volonté consciente, vous savez, comme pour sortir de la dépression il suffit de se bouger les fesses, n’est-ce pas) pour réguler les émotions fortes. Un peu comme si vous disiez à un hémophile qui s’est coupé mais non ne te bande pas le bras et ne prends pas d’anticoagulants, tu peux arrêter de saigner par ta volonté, il faut juste un peu plus de maturité sanguine. Tiens donc. Alors, ces ressources : 1) oui, mais pas tout de suite immédiatement, et le ressenti est d’abord là et 2) parfois PAS. D’après les recherches récentes, ce serait pas seulement le centre des émotions qui serait un petit peu différemment connecté dans le cerveau des personnes concernées, mais aussi le centre de régulation des émotions – en d’autres termes, oui, parfois on a besoin d’un truc compensatoire pour se calmer, l’automutilation, la destruction d’un mobilier, la crise de boulimie, ou, bien, des médicaments. C’est la vie.

happy-pills

Je résume, schématiquement : les explosions, larmes, choc, colères, hontes, ne sont pas inappropriées ou exagérées, mais le résultat d’un ressenti intense, complexe, multiple des choses, et d’une inhabileté physique à gérer ce ressenti. Cette inhabileté peut être béquillée : d’apprentissages, d’aménagements, de médicaments. Mais de base, c’est qu’il y a plus de choses… donc en effet, c’est un peu plus compliquer à gérer, surtout quand personne ne nous l’apprend (on m’a appris, comme à tous les enfants, à gérer la colère, la frustration, la joie, la tristesse, l’ennui… dans leurs expressions « typiques ». Ça ne collait pas.)

Pour moi, parler d’ « injustifié », « inapproprié », « immature », c’est passer totalement à côté du vrai problème, et ça n’aide pas. Même chose quand on me dit que je fais l’enfant, que je pense tout-noir tout-blanc, ou juste, tiens, que je suis folle. Le ressenti est une chose réelle, et c’est de là qu’il faut partir pour en comprendre la distorsion, l’écho, le décalage, et réussir à l’endiguer.

Oh que j’ai hâte que la science avance, et que participent à la recherche scientifique des personnes neuroatypiques, qui sauront écrire les critères diagnostics autrement que comme seules déviances de la norme neurotypique… et nous aider pour de vrai à nous comprendre et prendre soin de nous.

23 réflexions sur “Injustifié et immature, vraiment ?

  1. Magnifique. Vraiment, c’est magnifique. J’ai ri, j’ai pleuré, j’ai approuvé chaque virgule. Merci pour cet article, qui m’aide à lire en moi, et me soulage : je ne suis pas seule ! Vraiment, profondément, merci ❤

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      • J’ai partagé cet article sur ma page Facebook et sur un groupe de non valides, il a beaucoup de succès, est-ce que tu as une page Facebook où te suivre pour que je puisse transmettre le lien ?

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      • non pas encore ! je viens de commencer le blog et j’ai commencé à partager mes articles sur mon profil facebook perso (ce qui me pose des problèmes de conscience d’ailleurs…). Du coup je vais penser à le faire, merci pour l’encouragement 🙂

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    • La littérature, les films et séries se nourrissent allègrement de cette confusion… quand on est justement tout le contraire d’un sociopathe et qu’on s’entend dire qu’on manipule, qu’on manque d’empathie ou qu’on ne pense pas aux autres, c’est en effet assez VIOLENT.

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      • Oui puis ces confusions sont toujours basées sur des comportements superficiellement visibles qui ont parfois l’air de se ressembler (ok) mais n’ont pas du tout les mêmes causes, le même contexte. Des causes différentes peuvent avoir des effets d’apparence similaire…

        Un peu comme une personne qui vole par cupidité et absence d’éthique (souvent sociopathe, narcissique
        …), et une qui vole parce qu’elle a faim, c’est « du vol » dans les deux cas mais il y a aucun rapport en vrai

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      • quand on est accusé de méchanceté parce qu’on n’a pas compris, de mensonge ou de manipulation quand on était en mode survie-préservation… douleur. Du coup, ces trucs-là m’ont poussée à croire que tous les gens qui agissaient méchamment étaient au fond quand même « bons », voire « blessés et particulièrement sensibles ». Avec pas mal d’abus à la clé… j’ai particulièrement aimé ton article sur les personnes en milieu militant du coup (applicable à tout milieu), j’avais pas pris conscience avant de mon mécanisme de pensée (je n’arrive VRAIMENT PAS à concevoir la méchanceté délibérée)

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      • non justement les thérapies ne m’ont menée à rien, je ne suis tombée que sur des psys trop lent.e.s, qui ne m’apportaient rien de nouveau… prise de conscience toute neuve de quelques semaines, donc pour l’instant rien de sûr, je vais entamer une démarche diagnostique, le chemin va être long. Je penche pour haut potentiel + autisme :/ En attendant je continue à décrypter mes ressentis et ma manière de communiquer avec le monde 🙂

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      • Je te comprends… Je vois ma psy parce qu’il « le faut », pour « les autres », mais personne d’autre que moi même ne me fait avancer… Je te souhaite de te trouver, petite girafe, et mon instinct me pousse à croire que tu y arriveras! Je te trouve déjà forte, et si « présente en toi »! (ça se dit ça?!! 😉 ) En tous les cas, tu me donnes de la force! Et je t’en remercie!

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      • Une « présence en soi », quelle belle expression. Bon courage à toi, je crois qu’apprendre à se connaître soi-même est le meilleur moyen d’avancer… une aide extérieure est souvent nécessaire mais si on sent qu’on piétine il vaut mieux chercher ailleurs -_- HistoireS à suivre 😉

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  2. « Je penche pour haut potentiel + autisme  » je te rejoins sur cet ‘autodiagnostic’, je ne sais pas si la suite de ton blog donne du nouveau, mais suite à la lecture des articles antérieurs -et si tu tiens vraiment à trouver « la » case-, je suis convaincue que tu vois juste (faudrait néanmoins investiguer/éléments sur ta petite enfance pour corroborer la thèse qui ne me parait absolument pas farfelue, vraiment! mais j’imagine que tu as déjà réfléchis/enquêté).
    question: l’illustration sur les émotions…sérieux? l’expression dessinée et sa dénomination en toutes lettres en dessous sont censées correspondre? j’y trouve pas mon compte… soit la dessinatrice ou le dessinateur est mauvais.e, soit c’est la transcription de l’émotion qui est foireuse!! sans blague

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    • Merci pour l’éclat de rire que tu m’as procuré, en effet l’illustration n’est pas top, je ne l’avais même pas analysée xD mais comme mes émotions n’ont jamais collé avec celles des livres pour enfants anyway… compte-rendu sera fait de mes évolutions dans mon « errance diagnostique », quand j’aurai avancé un peu, un jour, peut-être 😀

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  3. Merci.
    Tu as mis des mots sur ma « folie  » incomprise. Ma mère et son deni, mon entourage et mon sentiment de culpabilité en étant incapable de comprendre pourquoi avec moi ça ne fonctionne pas. Connaître la pathologie et en avoir conscience c’est une chose, comprendre ce qui « bug » c’est plus compliqué. Alors merci.

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